Bensoussan : « Mélenchon fait des Français de confession juive des étrangers liés » à Israël
Par Le Point
ENTRETIEN. L’historien analyse les causes du « surinvestissement » actuel autour des juifs et de l’État d’Israël, de Jean-Luc Mélenchon au régime algérien.
Propos recueillis par Samuel DufayPublié le 02/03/2025 à 20h38

Exhortation ambiguë de Jean-Luc Mélenchon sur X après que l’eurodéputée Rima Hassan a été refoulée d’Israël, où elle tentait de se rendre avec une délégation du Parlement européen, judéophobie du régime algérien… Pour l’historien Georges Bensoussan, notamment auteur des Origines du conflit israélo-arabe (Presses universitaires de France, 2023), les juifs et, surtout, l’État hébreu font aujourd’hui l’objet d’une hostilité qui ne s’explique pas par des causes géopolitiques, mais plutôt par des atavismes culturels solidement enracinés. Entretien.
Le Point : « La France, Bardella et la diaspora doivent protester en solidarité des Français pour les représentants de leur pays quand ils sont maltraités », a écrit Jean-Luc Mélenchon sur X après le refoulement de Rima Hassan du sol israélien. Que vous inspire cette injonction ?
Georges Bensoussan :Avec cette déclaration, Jean-Luc Mélenchon fait des Français de confession juive des étrangers liés au gouvernement israélien. Si le mot « diaspora » est neutre en soi, son emploi dans ce contexte revient à considérer les juifs à travers le monde comme formant un peuple dispersé, littéralement une « diaspora ». Cette conception est à rebours de la tradition d’intégration des Français de confession juive à la nation, qui débute avec leur émancipation en 1791. Si ces derniers peuvent, bien sûr, être attachés à l’État d’Israël, comme les Arméniens d’origine sont attachés à l’Arménie d’Erevan, ils n’ont pas à se désolidariser des actions d’un gouvernement qui n’est pas celui de leur pays.
En d’autres termes, Jean-Luc Mélenchon occulte l’ancienneté de la présence juive en France en oubliant, par exemple, que le plus grand commentateur de la Bible, Rachi (1040-1105), vivait à Troyes et que son œuvre est aujourd’hui l’une de nos meilleures sources pour la connaissance du vieux français. Il met ici ses pas dans ceux de Jean-Marie Le Pen qui, lors d’un débat télévisé en 1989, pressait le secrétaire d’État Lionel Stoleru de reconnaître sa prétendue double nationalité, française et israélienne, le soupçonnant d’une double allégeance.
Cette saillie relève-t-elle d’un simple calcul électoral ?
Mélenchon joue la carte de ce qu’il nomme la « créolisation » de la société française en validant, ce faisant, la thèse du « grand remplacement ». Loin de la récuser, il s’en réclame. Cela posé, on ne peut pas réduire ces propos à un simple calcul électoral. Peut-être y a-t-il ici, l’âge venu, un « retour du refoulé » lié au terreau culturel des jeunes années. Ce n’est qu’une hypothèse. L’homme Mélenchon m’apparaît surtout étrangement proche du Jacques Doriot d’avant-guerre, auquel le Parti communiste français, via Staline, n’avait pas donné la place de numéro un qu’il escomptait. Comme lui, Mélenchon est convaincu d’avoir un destin national. C’est « l’homme du ressentiment » qui en veut au monde de ne pas lui reconnaître et lui accorder la place qu’il estime lui être due. Il est en adéquation ici avec une partie de sa clientèle électorale que mine le décalage entre un capital scolaire élevé et une position sociale médiocre. Le gouffre entre position scolaire et position sociale est un levain de violence. À l’instar de la France de la seconde moitié du XVIIIe siècle où les avocats sans clientèle se sont multipliés, constituant un vivier de ressentiment et d’ardeur révolutionnaire qui rendait compte de leur rôle, crucial, dans les différentes assemblées de la Révolution.

Or, dans nos univers mentaux où le signe juif a longtemps été, anthropologiquement, ce signe maudit focalisant des haines que le psychisme humain génère sans fin, il cristallise encore aujourd’hui, par atavisme culturel, l’amertume et le ressentiment générés dans les contextes de crise. Quand le juif fut si longtemps le signe du dominé (voyez la statue de la synagogue de la cathédrale de Strasbourg, aux yeux bandés et à la lance brisée), son émancipation est vécue comme un “dérangement du monde”. De là, ce surinvestissement autour des « juifs » (comme en témoigne l’actualité de l’édition) et surtout autour de l’État d’Israël. De là, la passion que déclenche ce conflit, pourtant limité dans ses dimensions mais qui fascine une partie de la planète, celle-là seule en vérité qui relève des aires de civilisation chrétienne et musulmane.
Au micro de Sud Radio, le 27 février, Rima Hassan, qui qualifie Israël de « monstruosité sans nom » et d’« État colonial depuis sa création », a justifié ainsi son éloge de l’Algérie, « Mecque de la liberté » : « Dans l’Histoire, l’Algérie a été le pays d’accueil d’une grande majorité des mouvements décoloniaux, notamment du continent africain. […] Pour moi, l’Algérie est une boussole par sa contribution aux mouvements décoloniaux. » Que pensez-vous de cette analyse ?
L’Histoire n’intéresse pas Rima Hassan, elle semble habitée par une passion de mort qui la conduit à définir l’État d’Israël comme une « monstruosité sans nom ». En d’autres termes, l’État juif est un crime ontologique, une existence qui n’aurait jamais dû advenir. Elle ne met pas en cause telle politique israélienne mais ce pays lui-même qui doit disparaître si l’on suit cette logique.
Avec Rima Hassan, nous sommes face à une rhétorique qui n’est pas sans rappeler celle de la radio Mille Collines au Rwanda, qui, bien avant le 7 avril 1994, alimentait la haine en appelant les Hutus à en finir avec les « cancrelats tutsis ». Sa logique est le décalque de celle du Hamas qui n’envisage ni deux États ni même, d’ailleurs, un État palestinien, mais le triomphe de la oumma islamique sur les ruines de l’État juif. Dans une logique seule à même de rendre compte de l’acharnement sur les corps des victimes du 7 octobre 2023, corps démembrés, brisés, dépecés, brûlés et transformés en déchets, le déchaînement d’une haine exterminatrice décidée à purifier la terre de la présence du juif. Pas de l’Israélien, du juif, comme le rappelait récemment la politiste Renée Fregosi dans une remarquable analyse publiée dans Telos. Une hyperviolence qui rappelle les entreprises exterminatrices que furent les guerres de religion du XVIe siècle français. Continuer à penser ce conflit dans les termes de l’affrontement entre deux nationalismes, c’est retarder de logiciel. En son cœur, ce conflit, à mille lieues de notre modernité politique, est de nature islamique quand le maître, outragé par la révolte des dhimmis [chrétiens ou juifs assujettis à la dhimma, protection assortie d’un statut juridique inférieur accordée par la loi musulmane, NDLR] juifs, déchaîne contre eux une violence sans limite.
Selon vous, Rima Hassan néglige le caractère émancipateur de l’État d’Israël. Pourriez-vous développer cette idée ?
Lorsque le monde arabe (suivi de l’habituelle cohorte moutonnière de ses sectateurs d’Occident) ressasse qu’Israël est un « fait colonial », il devrait faire retour à l’Histoire pour saisir en quoi sa création a libéré les juifs de leur condition diasporique et, pour une partie d’entre eux, de la condition de « protégé » (dhimmi). Comment l’État d’Israël a psychiquement décolonisé les juifs pour leur permettre de se reformer en État-nation sur la terre de leur origine. Quand le monde arabe colonisateur, qui imposa sa loi par la conquête, voit du « colonialisme » dans la libération des juifs qu’il a opprimés puis spoliés et chassés de leurs pays de naissance il y a à peine 70 ans, cela tient de l’inversion de la réalité propre au langage totalitaire. Les juifs « colonisateurs de la Palestine » ? N’est-ce pas Kant qui les désignait sous le nom de « Palestiniens » et Chateaubriand qui les évoquait en 1811 comme ces « légitimes maîtres de la Judée » ?
Pour la psyché islamique, la libération du juif est difficile à envisager et son discours rejoint celui d’une tradition chrétienne où les juifs furent longtemps un « peuple-paria », selon les mots de l’historien anglais Hyam Maccoby. On n’efface pas une empreinte culturelle millénaire en quelques décennies. Et, parce que l’antisémitisme est difficile à assumer après Auschwitz, Léon Poliakov avait montré dès 1969 que celui-ci allait se déplacer vers l’État d’Israël.
Le régime d’Alger révèle aux yeux de tous son antisémitisme sans filtre. Un État en faillite, une société dont la jeunesse est habitée par le désir de fuir, ce gâchis sur fond de prévarication et de corruption dans lequel Rima Hassan voyait récemment une « terre de liberté », a besoin du « complot sioniste » (couplé à la rente mémorielle de la colonisation) pour rendre compte de son marasme. Mais il n’y a plus un seul juif en Algérie. Après l’épuration ethnique réussie d’une communauté antérieure à la conquête islamique, comme ce fut le cas dans la plus grande partie du monde arabe, lequel évoque aujourd’hui sans honte la « purification ethnique » à Gaza.
Il n’y a pas eu de vague de compassion durable après le 7 Octobre parce que la violence antisémite, loin d’endiguer sa répétition, la suscite, au contraire : elle confirme le bien-fondé de la haine. Avec le conflit israélo-arabe, nous sommes dans un univers mental où tout est déjà joué selon un schéma kafkaïen dans lequel l’accusé est condamné avant même d’être jugé. La relecture des œuvres de Kafka est éclairante pour comprendre ce qui se joue en ce moment. De La Métamorphose au Procès en passant par Le Château, l’écrivain, hanté par le drame de l’exil juif, et qui s’était mis à apprendre l’hébreu lors des derniers mois de sa vie, représente fantasmatiquement les affres de la condition juive diasporique. Ne pas comprendre le soubassement anthropologique de ce conflit qui déplace la malédiction du « peuple-paria » à « l’État-paria », c’est se condamner à répéter sans fin des formules qui ont toutes échoué en espérant que, cette fois, elles réussiront.
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