“Madame Rachel Khan on vous aime”

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INTERVIEW

 Rachel Khan : « Le spirituel n’est pas l’ennemi de la République »

DIEU DANS LES YEUX. Athlète, actrice, essayiste, cette fille d’une juive polonaise et d’un Africain animiste puise dans le spirituel une force de vie

Propos recueillis par Jérôme CordelierPublié le 02/02/2025 à 09h00

Rachel Khan, à Paris, le 2 avril 2024. 
Rachel Khan, à Paris, le 2 avril 2024.  © Domine Jerome/ABACA

Son visage et ses mots aiguisés sont de plus en plus familiers des amateurs de talk-shows. Rachel Khan n’hésite pas à ferrailler sur les plateaux de télévision et dans des essais incisifs, pour pourfendre les ennemis de la République, les antisémites et les « décoloniaux ». Athlète de haut niveau, elle a le sens de la compétition ; actrice, elle sait s’exprimer en public.

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Mais sa force, Rachel Khan la tire aussi du spirituel, imbriqué dans une histoire personnelle à influences multiples. Celle qui se reconnaît dans l’Esther de la Bible, « figure du courage, du dévoilement, de la bataille silencieuse », souligne-t-elle, se confie sur ces questions avec puissance et élan.

Le Point : Quelles sont les multiples identités qui ont constitué votre propre identité ?

Rachel Khan : Je suis le fruit de l’identité française, et la France elle-même est un carrefour, un tissage d’histoires qui se rencontrent. Mon identité est une traversée : ma mère, juive polonaise, enfant cachée, porte en elle l’exil et la résilience d’une Europe de l’Est meurtrie ; mon père, lui, vient d’Afrique de l’Ouest, entre Sénégal et Gambie, des terres animistes que l’Histoire a traversées d’évangélisation et d’islamisation.

Ces migrations intimes, qui auraient pu rester de petites histoires familiales, sont en réalité la grande histoire française. Parce que notre socle commun n’est ni ethnique, ni religieux : il est républicain. J’ai donc aussi inscrit en moi, comme toute citoyenne française, ce patrimoine politique est mon sang, comme une évidence et qui permet de se révéler à soi-même. Mais l’identité ne se limite pas aux origines. Comme le disait Romain Gary, « nous sommes tous le fruit d’un ouvrage collectif ». L’identité se façonne au gré des rencontres, des combats, des épreuves, des désirs. Elle est sportive quand elle se forge dans l’effort ; artistique, lorsque je joue ou écrit ; juridique, au regard de ma formation ; littéraire, parce que je suis née dans une librairie. Mon père me répétait : « L’origine de l’homme, c’est la bibliothèque. » L’identité n’est pas un mur, n’est pas un dogme, n’est pas une vengeance, c’est un mouvement, un livre qui s’ouvre et qui s’écrit. L’identité, c’est une signature.

Vous avez une longue histoire nourrie d’influences diverses. En quoi ces identités vous ont-elles forgée ?

L’altérité est un trésor. J’ai grandi dans une famille où personne ne se ressemble, et pourtant, malgré les difficultés, nous parlions le même langage : celui du cœur et du partage. Ma mère, très blanche, polonaise, portant en elle la mémoire d’un exil et d’une survie. Mon père, très noir, du Baol sérère et sévère. J’ai appris des moins 15 degrés de la Pologne et des 40 degrés de Diourbel au Sénégal. J’ai grandi entre l’accent yiddish de mon grand-père rescapé des camps, tel un violon klezmer, et l’accent de mon père au rythme d’un tam-tam.

Mon histoire est traversée par les vents de la colonisation, anglaise, française, par la marche de ceux qui ont tenu debout quand la haine nazie était autour : un grand-père rescapé des camps, un autre tirailleur sénégalais. Deux hommes, deux histoires que tout aurait pu opposer et qui pourtant se rejoignent en moi. Alors non, pas de concurrence victimaire. Plutôt une fraternité évidente, une mémoire en partage, une transmission qui élève.

Être forgée par cela, c’est apprendre dès l’enfance que l’universalité n’est pas une idée, elle existe, elle n’est pas une barrière mais une ouverture, que l’identité n’est pas une case, mais un fleuve, des falaises en soi qui dialoguent et qu’il faut embrasser toutes ces vies qui ont permis la mienne, les nôtres.

Quelle fut la part de l’imprégnation spirituelle sur ces identités ?

Une part essentielle. Comment pourrait-il en être autrement ? Quand on naît d’une histoire aussi improbable qu’évidente, comment ne pas interroger ce qui nous dépasse ? Pourquoi suis-je en vie ? Comment est-ce possible ? Pourquoi ce mélange, si difficile parfois, et pourtant si logique quand on pense à nos humanités ? Pourquoi ces rencontres, ces épreuves, ces injustices, ces humiliations, ces instants de grâce ?

Alors non, mon ciel n’est pas vide. Il est traversé de murmures, d’échos, de présences invisibles mais palpables. Il y a les ombres de ceux qui m’ont précédée, les mémoires qui s’inscrivent en moi. Le spirituel n’est pas une frontière, il est une respiration. Il ne cloisonne pas, il ouvre. Il est ce fil ténu qui relie l’intime à l’universel, le passé, le présent, l’avenir, l’homme à l’infini.

Et peut-être que le spirituel, au fond, ce n’est rien d’autre que cela : cette certitude intérieure que nous sommes plus vastes que nos peurs, plus grands que nos blessures, plus petits que nos rêves. Une lumière harcelée de plus en plus souvent mais qui ne s’éteint jamais.

La spiritualité tenait-elle une place dans votre enfance ?

La spiritualité a tenu une place essentielle dans mon enfance. Dès l’âge de 7 ans, j’ai reçu une éducation religieuse au Talmud Torah de Tours. Ce fut un apprentissage fondamental : découvrir une autre écriture, une autre lecture du monde, comprendre que derrière chaque mot se cache un sens plus vaste, une autre dimension aux choses, un secret. J’ai eu la chance d’avoir un rabbin exceptionnel, Joseph Sayag, un passeur, un éclaireur.

J’étais la seule fille aux cours, alors, régulièrement, je devais jouer le rôle d’Esther. Ce n’était pas un hasard. Esther, c’est la figure du courage, du dévoilement, de la bataille silencieuse. Et peut-être que la spiritualité, c’est aussi cela : oser se tenir debout dans l’Histoire, même quand elle vacille mais en secret. Cette religion juive, celle du questionnement, la religion de la quête, la religion des batailles… Elle ne m’a jamais quittée.

Le spirituel n’est pas une frontière, il est une respiration. Il ne cloisonne pas, il ouvre. Il est ce fil ténu qui relie l’intime à l’universel, le passé, le présent, l’avenir, l’homme à l’infini.

À l’adolescence, comme beaucoup de sportifs de haut niveau, ma foi s’est déployée autrement. À travers l’effort, la solitude des entraînements, la rencontre avec mes propres limites. Parce que la foi, au fond, c’est aussi cela : un souffle, un dépassement, une intimité que l’on découvre avec soi-même en silence et avec ce qui nous dépasse, ce qui nous surprend.

Vos parents vous ont transmis une foi ? Des croyances ?

Oui, mes parents m’ont transmis une foi, mais surtout une manière d’habiter le monde, de l’interroger, de l’éclairer. Mon père est un homme profondément croyant. De tradition animiste, les traditions ancestrales chevillées au corps et à la l’âme, parlant aussi six langues, il n’a cessé de nous faire part de sa conception des choses. Pour lui, toutes les religions n’ont qu’un seul Dieu. Et, pour lui, l’homme, parce qu’il se distingue de l’animal, doit recevoir une éducation religieuse. Une boussole. Une élévation.

Il tenait à ce que mon frère et moi ayons cette éducation, et par amour pour ma mère, c’est au Talmud Torah que nous sommes allés. Ce n’était pas seulement un apprentissage, c’était une immersion dans une langue, une histoire, un souffle. Alors oui, il y a eu une pratique, mais surtout une transmission. Pas une foi imposée, mais une foi proposée, offerte comme une clé pour comprendre le monde. Une foi qui questionne plus qu’elle ne répond, une foi qui interroge la justice, la lumière, la vérité. Une foi vivante, en mouvement, encore une nouvelle fois.

Vous aviez une pratique religieuse ?

Oui, j’ai eu une pratique religieuse. Une empreinte, une cadence, un lien. Tous les vendredis, jusqu’à mes 14 ans, mon grand-père de cœur, Yoram Bardavid, m’emmenait à la synagogue. C’était un rendez-vous, un passage entre l’intime et le sacré, une manière de s’ancrer dans une histoire plus grande que soi. C’était notre rituel, un fil qui nous reliait, une manière d’inscrire la mémoire dans le présent.

Et aujourd’hui ?

La spiritualité compte toujours, différemment, mais intensément. Elle est une présence, un souffle qui ne se laisse pas enfermer. Parce que malgré ceux qui alimentent la terreur, qui voudraient nous contraindre au judaïsme clandestin, il est hors de question de disparaître. Ma mère a été cachée, elle a survécu à l’obscurité, mes grands-pères rescapés et tirailleurs aussi. Il est impossible que je me cache. Pour eux, je n’ai pas le droit. Lorsque l’on fait partie des minorités visibles, on ne peut pas faire autrement, n’est-ce pas ?

Tous les vendredis, jusqu’à mes 14 ans, mon grand-père de cœur, Yoram Bardavid, m’emmenait à la synagogue. C’était un rendez-vous, un passage entre l’intime et le sacré, une manière de s’ancrer dans une histoire plus grande que soi.

La foi, ce n’est pas un drapeau, ce n’est pas un cri, ce n’est pas un mur, ce n’est pas un slogan. C’est quelque chose d’intérieur, d’intime. Une force tranquille. Elle ne se proclame pas, elle se vit. Elle se lit dans un regard, dans une main tendue, dans une fidélité à ce que nous sommes, à ce que nous portons, c’est une fidélité dans la mission que nous avons de faire grandir nos humanités. Elle est là.

Comment la nourrissez-vous ?

Je nourris ma spiritualité comme on entretient un feu : avec constance, exigence et humilité. Je vais régulièrement en Israël, ce pays où l’Histoire et l’intime se mêlent, où ma mère a vécu en kibboutz. Là-bas, chaque pierre porte une mémoire, chaque regard raconte une traversée. Je fais shabbat et les grandes fêtes. Non pas par simple tradition, mais parce que ces moments sont des respirations. Le repos, la réflexion, la suspension du tumulte. Une manière d’habiter le temps autrement, de se rappeler que nous ne sommes pas seulement dans l’action, mais aussi dans l’étude, le doute, l’écoute.

Et puis, il y a l’étude. Toujours. Plusieurs cours par semaine, c’est fondamental. Parce que savoir que l’on ne sait rien est une nécessité dans ce monde gâté par les certitudes. Reprendre à zéro, interroger, questionner encore. Le judaïsme est une pensée en mouvement, une conversation infinie. Je parle beaucoup avec les rabbins. On réfléchit ensemble, notamment à la lumière du contexte actuel.

Comment rester debout face aux vents contraires ? Comment tenir la justice, la vérité, la dignité ? Comment apporter à notre pays ? Ma foi n’est pas un refuge, elle est une exigence. Elle ne me détourne pas du monde, elle me pousse à mieux le comprendre, à mieux le défendre, à mieux l’épouser.

Le spirituel peut-il irriguer l’espace public ? Comment ?

Il ne peut pas en être autrement, surtout en France, un pays où l’art et le beau éclairent depuis des siècles de ce point aveugle qu’est le spirituel. Pas comme une domination, mais comme une boussole, une exigence, un souffle qui traverse nos principes républicains. L’un des moments fondamentaux de la tradition juive, c’est la transmission des Tables de la Loi. Ce n’est pas un détail à partir du moment où la loi est placée au cœur de la religion, elle devient le socle de l’espace public. L’idée que nul n’est au-dessus d’elle, que la justice est un repère, que la responsabilité individuelle et collective est une pierre angulaire de toute société civilisée.

Or aujourd’hui, la loi est remise en question. Ce n’est pas un hasard. Certains, y compris parmi ceux qui sont censés la faire respecter, semblent ignorer l’héritage dont ils sont pourtant les dépositaires. Ils ne comprennent ni l’Histoire ni sa direction. Ils déconstruisent sans jamais construire, prétendent libérer alors qu’ils précipitent dans le chaos. Il ne faut jamais oublier que la fête qui célèbre la Loi ! C’est tout un symbole.

L’égalité devant la loi – pas l’égalitarisme artificiel qui nivelle par le bas, mais l’égalité réelle, celle qui garantit à chacun la même dignité, le même droit. C’est cette idée qui fonde la République. Et c’est précisément ce que le spirituel peut éclairer : une compréhension plus haute de la laïcité et de notre devise républicaine. Car dans « Liberté, Égalité, Fraternité », la « fraternité » est une idée profondément spirituelle. C’est le lien invisible qui unit les individus en une communauté de destin, qui refuse la division en blocs hostiles, qui fait primer l’humain sur l’idéologie.

Et tout au bout, il y a la « liberté ». Celle des corps, bien sûr – pensons à nos otages, Ofer Kalderon [libéré par le Hamas ce samedi 1er février après 483 jours de captivité, NDLR] et Ohad, pensons à Boualem Sansal, pensons à ceux qui, à travers le monde, paient le prix de leur parole libre. Mais aussi la liberté de l’esprit.

Savoir que l’on ne sait rien est une nécessité dans ce monde gâté par les certitudes.

Parce qu’il ne suffit pas de briser des chaînes visibles, encore faut-il briser les chaînes mentales, la colonisation mentale. Or, nous voyons bien que certains ne sont toujours pas sortis d’Égypte. Non pas parce qu’ils seraient opprimés, mais parce qu’ils restent confortablement les esclaves de dogmes. De radicalités qui n’ont rien à voir avec les Lumières, ni avec l’héritage humaniste que nous défendons.

Alors, oui, croire en notre pays, en notre République, c’est une forme de spiritualité. Une transcendance qui dépasse les mensonges, les humiliations, les disqualifications pour inscrire nos combats dans quelque chose de plus grand. Remettre en question, interroger, douter même – voilà l’essence du judaïsme, mais aussi celle de toute démocratie vivante. Le spirituel n’est pas l’ennemi de la République, il en est une respiration. À condition, bien sûr, qu’il ne soit pas instrumentalisé par ceux qui confondent émancipation et chaos, obscurantisme et nos Lumières.

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