Interview de Pierre-André Taguieff sur la judéophobie, par Alexandre Devecchio
Dans son nouvel essai Sortir de l’antisémitisme?, l’historien et philosophe poursuit sa réflexion sur la judéophobie et ses transformations. S’il constate que le vieil antisémitisme de tradition catholique est en voie de disparition, l’islamisation croissante de la haine des juifs est le grand défi de l’époque.
Le Figaro Magazine. «Peut-on sortir de l’antisémitisme et comment?», c’est la question posée par votre nouvel essai. Mais d’abord, qu’en est-il de l’antisémitisme en France?
Pierre-André Taguieff.- Désormais, en France comme dans la plupart des démocraties occidentales, les producteurs, les entrepreneurs et les propagateurs du discours antijuif globalisé, qui se diffuse principalement sur internet, forment trois groupes relativement distincts, mais nullement clos sur eux-mêmes: l’extrême droite plurielle, l’extrême gauche anticapitaliste et la nébuleuse islamiste (Frères musulmans, salafistes, djihadistes). Dans l’espace extrême droitier, il faut distinguer les néonazis, professant un racisme antijuif, et les nationalistes défendant un antisémitisme d’État, les uns et les autres donnant dans le conspirationnisme. Des ponts sont jetés entre certaines mouvances d’extrême droite et certains courants de l’islamisme, leur ennemi commun étant un «sionisme mondial» fantasmé, puissance occulte maléfique censée dominer les médias et la finance internationale. Le site de l’association Égalité et Réconciliation d’Alain Soral en offre une frappante illustration.
Des convergences ou des alliances sont également observables entre milieux d’extrême gauche et milieux islamistes, notamment sur la base d’un antisionisme radical, niant le droit à l’existence de l’État d’Israël et prônant un antiracisme qui se réduit à la «lutte contre l’islamophobie». En témoignent par exemple les islamo-gauchistes du parti des Indigènes de la République, ainsi que de nombreux réseaux qui se réclament de la «pensée décoloniale». Si le mythe du «complot sioniste mondial» est l’objet de croyance le mieux partagé par les trois principales populations antijuives, le négationnisme joue parallèlement le rôle d’un signe de ralliement pour la plupart des courants judéophobes.
Entre l’affaire Dreyfus et l’affaire Sarah Halimi, l’antisémitisme n’a-t-il pas considérablement évolué?
Bien sûr! La grande transformation réside dans l’islamisation croissante de la judéophobie, à travers la place occupée, depuis la fin des années 1960, par la «cause palestinienne», érigée en «cause universelle», dans le nouvel imaginaire antijuif partagé désormais par les musulmans et les non-musulmans. Depuis le début des années 2000, les meurtres de Français juifs tués en tant que juifs ne sont pas commis par des extrémistes de gauche ou de droite, mais par de jeunes musulmans, souvent des délinquants ou d’ex-délinquants, qu’ils soient ou non des djihadistes en mission – comme Mohammed Merah ou Amedy Coulibaly. Depuis 2003, ceux qui, en France, ont assassiné des Juifs en tant que juifs se sont tous réclamés de l’islam. Tous ont été endoctrinés par la propagande des Frères musulmans ou des salafistes ainsi que par la propagande «antisioniste». Or, le politiquement correct consiste dans ce domaine à éviter de caractériser les tueurs de Juifs comme musulmans et, ainsi, à camoufler leurs motivations à dominante religieuse ou politico-religieuse.
Alors que, de la fin des années 1870 au milieu du XXe siècle, la judéophobie militante avait épousé les présupposés de la sécularisation, et donné dans le racisme scientiste en rompant avec l’antijudaïsme religieux d’origine chrétienne – dont elle a hérité cependant la vision satanisante de l’ennemi -, elle est entrée ensuite dans le vaste contre-mouvement de désécularisation, retrouvant une base religieuse dans un islam de combat qu’on peut caractériser comme un islam politique, qui se nourrit de ressentiment et d’une volonté de revanche – contre les Juifs et les «croisés» – ainsi que d’un désir de conquête du monde.
Est-ce à dire que l’antisémitisme traditionnel n’existe plus que de manière marginale en France?
L’antisémitisme doctrinal, lié à des organisations militantes catholiques ou nationalistes et à base raciale, est en effet marginalisé. Fortement imprégnée de complotisme, la judéophobie islamiste est désormais la matrice de la judéophobie mondialisée, qui, à sa manière, participe au réenchantement négatif du monde. La fin du politico-religieux n’a pas eu lieu. Mais la page de l’antisémitisme stricto sensu semble tournée. En dépit de ses quelques vestiges dans les marges de l’espace politique (néonazis, suprémacistes de toutes couleurs, etc.), la judéophobie racialisée et «scientifique» nommée «antisémitisme», fondée sur l’idée de la lutte entre «Sémites» et «Aryens», est chose du passé.
Le sous-titre de votre livre est «Le Philosémitisme en question». Que voulez-vous dire?
Mon livre porte principalement sur les frontières indistinctes et variables entre antisémitisme et philosémitisme, loin des clichés manichéens sur la question, qui postulent qu’on est soit antisémite, soit philosémite d’une façon claire et nette. Dans ce livre, je m’intéresse aux attitudes envers les Juifs et aux représentations des Juifs, positives et négatives, qui coexistent parfois chez le même auteur, qu’il soit romancier, essayiste, pamphlétaire, érudit ou philosophe. J’analyse par exemple le cas de Léon Bloy, dont on peut dire qu’il est à la fois antisémite et philosémite, et qu’il incarne ainsi quelque chose comme le «philo-antisémitisme», catégorie faite pour dérouter les commentateurs. Je me penche notamment sur des auteurs qui se distinguent par leur ambivalence (Michelet, Zola, Nietzsche, Alain ou Gide) ou par leur passage de l’antisémitisme à un certain philosémitisme (Barrès, Blanchot, Boutang). Le philosémitisme suppose l’anti-antisémitisme, mais il ne s’y réduit pas. Mon objectif est d’explorer et d’analyser ces frontières floues et mouvantes, ces zones d’ambiguïté productrices de paradoxes, qui sont souvent négligées ou minorées par les historiens de l’antisémitisme et bien sûr aussi, et surtout, par les militants engagés dans la lutte contre l’antisémitisme.
Distinguez-vous l’antisémitisme de l’antisionisme?
Le mot «antisionisme», dans le langage ordinaire, est équivoque. Pour clarifier la question, il faut distinguer ses quatre significations principales qui interfèrent et se chevauchent souvent, engendrant des dialogues de sourds: 1) L’opposition au projet sioniste tel qu’il a été défini à la fin du XIXe siècle, jusqu’à la veille de la création de l’État d’Israël ; 2) la critique de la politique israélienne en tel ou tel de ses aspects et dans une conjoncture déterminée ; 3) la dénonciation complotiste du «sionisme mondial», le mythe de la «conspiration juive universelle» se transformant en mythe du «complot sioniste mondial» ; 4) la négation du droit à l’existence de l’État d’Israël ainsi que le projet de détruire cet État-nation pour le remplacer par un État palestinien ou un État islamique. Tel est le principal trait de ce que j’appelle l’antisionisme radical ou absolu.
Ce qui caractérise aujourd’hui l’antisionisme radical, c’est le fait qu’il a été islamisé. L’État juif, visé au premier chef par le djihad, est voué à la destruction. La haine des Juifs a trouvé sa nouvelle cible et l’israélicide est au programme. En témoigne la prophétie menaçante du fondateur des Frères musulmans, Hasan al-Banna, qu’on trouve citée dans le préambule de la charte du Hamas (rendue publique en août 1988): «Israël s’élèvera et restera en place jusqu’à ce que l’Islam l’élimine, comme il a éliminé ses prédécesseurs.» La prophétie est régulièrement répétée par les prédicateurs musulmans participant à la propagande palestinienne. L’antisionisme radical islamisé revient à dépolitiser et à théologiser le conflit israélo-palestinien: l’ennemi désigné est bien le Juif.
Le nouvel antisémitisme a-t-il été nourri par l’antiracisme?
L’islamisation des passions antijuives est entrée en interaction avec l’instrumentalisation de l’antiracisme par les nouveaux milieux judéophobes, qu’on rencontre principalement à l’extrême gauche, où la diabolisation d’Israël et du «sionisme» s’est fixée. Ce sont ces interactions et ces convergences observables, voire ces connivences, qui m’ont conduit, dès le début des années 2000, à forger l’expression «islamo-gauchisme».
L’antisionisme radical représente la plus récente forme historique prise par la haine des Juifs, dont la particularité est qu’elle se réclame de l’antiracisme. Son postulat est que le sionisme est une «forme de racisme et de discrimination raciale». Son objectif est de légitimer la destruction d’Israël, en banalisant l’assimilation polémique d’Israël à un «État raciste» ou d’«apartheid», «colonialiste» et «criminel». Traité comme l’incarnation du mal, l’État d’Israël est critiqué et condamné non pas pour ce qu’il fait, mais pour ce qu’il est: c’est la définition même du racisme. Cela n’empêche nullement les éradicateurs de prétendre lutter contre le racisme.
Le leader écologiste Yannick Jadot vient de traiter Éric Zemmour de «juif de service», alors que d’autres le décrivent comme d’«extrême droite». Comment expliquez-vous sa percée malgré tant d’anathèmes ou d’insultes?
Cette percée montre avant tout que son offre politique a répondu à une forte demande que ne pouvait satisfaire le système politique français figé et occupé par tant de robinets d’eau tiède et de clowns. Ce qui est le plus surprenant, c’est, dans ses meetings, la ferveur des sympathisants et des militants, qui se reconnaissent dans son discours à la fois plus enflammé et plus intellectualisé que celui de ses concurrents, et centré sur la résistance à la mondialisation. En réactivant et en synthétisant à sa manière diverses traditions politiques de droite (de Barrès à de Gaulle), tout en s’attaquant frontalement au politiquement correct et au «wokisme», Éric Zemmour fait figure de trublion et de provocateur. Il a inventé l’art de déplaire souverainement pour mieux plaire à un public formé de déçus, d’exclus et de révoltés. Il se distingue à la fois par ses qualités d’orateur et par son intransigeance idéologique des autres candidats de droite, notamment sur ses thèmes majeurs: la politique de l’immigration zéro et la lutte contre l’islam politique sous toutes ses formes.
Zemmour a réinventé la droite nationale, ce qui fait qu’on le classe mécaniquement à l’«extrême droite», pour en faire un héritier du Jean-Marie Le Pen des années 1980. C’est là un mode de diabolisation plutôt qu’une identification politique rigoureuse qui permettrait de le situer clairement dans l’espace politique. À considérer son programme politique, et non les petites phrases provocatrices de l’ancien essayiste médiatique, il incarne une droite nationale populaire culturellement conservatrice, un national-conservatisme, ou encore un national-populisme ou un nationalisme de droite qu’on peut juger autoritaire, mais qui est en phase avec la demande d’autorité qu’on rencontre dans l’opinion. Sa politique de la nostalgie a l’oreille de ceux qui ne reconnaissent plus leur pays et qui, avec angoisse, ne s’y reconnaissent plus, à tort ou à raison.
Par ailleurs, il est visé à la fois par l’accusation de «sioniste» et par celle de «pétainiste», ce qui est pour le moins paradoxal…
Ce sont là encore des termes d’usage polémique, employés comme des injures. «Sioniste!» ou «sale sioniste!»: c’est l’injure lancée rituellement par l’extrême gauche propalestinienne et islamophile. Pour les néonazis, «sioniste» signifie «juif». Zemmour est la cible des antisionistes en tout genre, qui sont souvent des antijuifs. Quant au qualificatif de «pétainiste» qu’on lui applique, on suggère par là soit qu’il serait «révisionniste» (en ce qu’il «réhabiliterait» Pétain), soit qu’il serait peu ou prou antisémite, et donc ferait preuve, en tant que Juif, de haine de soi. Accusation grotesque, parfaitement infondée. Ces accusations contradictoires ou simplement hétéroclites (car il en est bien d’autres, comme «raciste» ou «fasciste») témoignent surtout de l’affolement suscité par l’installation de Zemmour dans le paysage politique. Pour les défenseurs des identités minoritaires et de l’ouverture inconditionnelle des frontières, il est incompréhensible et scandaleux de défendre l’identité culturelle française et la souveraineté nationale.
Zemmour est péremptoire, souvent arrogant et outrancier, et donne dans la généralisation abusive. Il se contente trop souvent de slogans, de dogmes ou de mythes, comme le «grand remplacement». Mais il faut critiquer le candidat Zemmour pour ce qu’il dit, non pour ce qu’on veut lui faire dire. Il faut argumenter plutôt qu’injurier et criminaliser l’adversaire, en ressortant le vieux catéchisme antifasciste à la soviétique.
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