Juifs israéliens contre Arabes israéliens : sombre présage pour l’Europe ? | Atlantico.fr
Juifs israéliens contre Arabes israéliens : sombre présage pour l’Europe ?
Jusqu’à présent, les heurts entre juifs et arabes israéliens étaient rares. Les violences actuelles marquent un tournant inquiétant, qui peut s’expliquer par le contexte politique en Israël et dans les territoires palestiniens, mais aussi par le contrecoup de la crise sanitaire qui a poussé tout le monde à bout.
Atlantico : Jusqu’à présent les violences avaient lieu entre juifs d’Israël et Palestiniens du territoire de Gaza. Comme en témoigne la situation à Lod, des heurts intercommunautaires interviennent au sein même d’Israël entre arabes israéliens et juifs israéliens. Est-ce là un tournant ?
Vincent Tournier : Il s’agit effectivement d’une situation inédite, et lourde de sens. Jusqu’à présent, les violences se produisaient entre Palestiniens et Israéliens. Cette fois-ci, on assiste à l’émergence de violences au sein de la population israélienne, entre la composante juive et la composante arabe, violences qui se sont produites dans des villes mixtes comme Lod ou Akko (Saint Jean d’Acre) où existait jusqu’à présent une relative coexistence. Cette situation a surpris jusqu’aux autorités israéliennes puisque celles-ci n’avaient visiblement rien prévu pour y faire face en termes de forces de police.
De telles violences soulèvent un sérieux problème puisqu’elles invitent à se demander si la possibilité même d’une cohabitation des communautés est possible. L’hypothèse d’un tournant ne peut donc pas être exclue. Toutefois, même si la situation est sérieuse, on peut proposer une explication plus optimiste, ce qui nécessite de revenir sur les origines de ces violences.
Comment justement peut-on expliquer la dégradation de la situation ?
Vu de France, on a facilement tendance à prendre le parti des Palestiniens. La responsabilité essentielle des violences est attribuée aux autorités israéliennes, qui sont accusées de maintenir les Arabes dans une citoyenneté de seconde zone.
Cette explication est un peu rapide : non seulement elle n’explique pas pourquoi les violences se déclenchent maintenant, mais surtout elle noircit excessivement le tableau. La population arabe, qui représente environ 20% d’Israël, dispose quasiment des mêmes droits que les autres citoyens. Les Arabes votent aux élections et élisent leurs députés, ils accèdent à l’éducation et à l’université et peuvent devenir fonctionnaires ou magistrats ; ils bénéficient d’une situation économique qui est nettement plus favorable que celle que connaissent les Palestiniens de Gaza ou de Cisjordanie.
Il ne s’agit évidemment pas de dire que la situation est idyllique mais il faut apprécier les choses en fonction des standards locaux et en tenant compte des énormes tensions qui traversent la région. Israël est un Etat démocratique (c’est même le seul de la région) mais il est confronté à deux immenses défis : il doit d’une part assurer sa sécurité, d’autre part préserver son identité ethnoreligieuse tout en accordant des droits civiques à une population dont la loyauté à son égard n’est pas encore clairement établie. Beaucoup d’Arabes israéliens ne se voient pas comme des Israéliens, même si le sentiment national semble progresser.
La récente loi fondamentale adoptée en 2018 par le Parlement israélien, qui consacre l’identité juive d’Israël sur une base culturelle et religieuse, clarifie juridiquement une réalité qui était implicite, mais elle a pu être mal vécue par les Arabes. Cette loi accorde par exemple à la Hatikvah le statut d’hymne officiel, ce qui ne plaît pas à tous les Arabes. Le plus ancien juge arabe de la Cour suprême, Salim Joubran, qui est maintenant à la retraite, a ainsi déclaré qu’il refusait de chanter « un hymne qui inclut les mots ‘bat un vrai cœur juif’ », du moins tant que cet hymne n’inclurait pas des mots qui s’adressent également aux citoyens arabes.
Bref, il existe de toute évidence un terreau favorable aux conflits, surtout si l’on tient compte du fait qu’il y a beaucoup d’armes en circulation et que chaque camp a ses militants extrémistes, prêts à en découdre. Mais dire cela, ce n’est pas vraiment expliquer pourquoi les violences se sont produites maintenant.
Quels sont alors les autres facteurs ? Faut-il notamment tenir compte du contexte politique, voire géopolitique ?
Sans prétendre épuiser une réalité complexe, on peut essayer de reconstituer le contexte.
Du côté palestinien, il faut d’abord savoir que le président Mahmoud Abbas a décidé, le 29 avril dernier, d’annuler les élections qui devaient se tenir le 22 mai prochain à Gaza et en Cisjordanie. Rappelons que Mahmoud Abbas a été élu président de l’Autorité palestinienne en 2005. Cela fait donc plus de 15 ans qu’il dirige la Cisjordanie à la tête du Fatah, un parti laïc qui a misé sur la coopération avec Israël en échange d’une autonomie limitée. Son grand rival le Hamas est un parti islamiste qui a pris le pouvoir à Gaza par les urnes et a chassé le Fatah par les armes. Le Hamas a fait le choix d’une politique extrémiste qui vise à mettre en œuvre la Charia ; son but est de détruire Israël, conformément à ce que prévoit sa Charte.
Or, parce qu’il est devenu impopulaire après toutes ces années de pouvoir, Mahmoud Abbas risquait donc de perdre les élections au profit des islamistes, ce qui a certainement pesé sur sa décision d’annuler les élections. Ce faisant, il a créé une grande frustration chez les Palestiniens. Son intérêt était donc de détourner leur colère vers les Israéliens.
A ce premier élément vient s’en ajouter un autre, tout aussi important : la situation politique dans laquelle se trouve Israël à la suite des élections législatives qui se sont tenues en mars dernier. Ces élections ont en effet créé une situation difficile pour le Likoud de Benyamin Netanyahou, si bien que ce dernier n’a pas réussi à former une majorité. Du coup, le président d’Israël a chargé le parti centriste Yesh Atid, dirigé par Yaïr Lapid, arrivé en deuxième position, de constituer un gouvernement. Or, ce parti s’est tourné vers un parti arabo-musulman, le Ra’am, dirigé par Mansour Abbas, et ce dernier avait l’air ouvert à l’hypothèse d’une coalition, ce qui aurait constitué un événement considérable puisque cela aurait démontré qu’une union politique entre juifs et musulmans était possible. Mais un tel scénario est difficilement acceptable par les dirigeants Palestiniens. On peut alors se demander si, contrairement à l’explication spontanée, ce n’est pas justement parce que l’intégration politique des Arabes en Israël est en cours que les dirigeants Palestiniens ont intérêt à tout faire pour déclencher des violences, seule manière d’empêcher une réconciliation, donc de justifier leur rôle. Il s’agirait aussi pour eux de forcer les pays arabes de la région à mettre un terme à leur volonté de rapprochement avec Israël.
Il faut ajouter que l’élection de Joe Biden a ouvert une fenêtre d’opportunité. Avec Donald Trump, qui était un soutien inconditionnel d’Israël, les dirigeants palestiniens n’avaient guère de chance d’obtenir quoi que ce soit ; mais avec le nouveau président, le jeu est plus ouvert, et ils peuvent espérer que celui-ci interviendra en leur faveur.
Au total, beaucoup de monde avait donc intérêt à déclencher des troubles. L’embrasement est d’autant plus facile que nous sommes en période de ramadan, période de haute tension qui prédispose les esprits au passage à l’acte.
Depuis les accords d’Abraham, le conflit ne semble plus intéresser le monde arabe. Cette libération de la violence peut-elle avoir un impact en Occident où le sujet est devenu très politique ?
Le paradoxe est effectivement que les Européens s’intéressent davantage à la cause palestinienne que ne le font les Etats arabes eux-mêmes. Ces derniers ont souvent eu une attitude ambiguë à l’égard des Palestiniens, qu’ils utilisent au gré de leurs intérêts. Aujourd’hui, leur préoccupation est plutôt de contenir l’Iran, ce qui les pousse à s’allier avec Israël. Quant au Maroc, il s’intéresse plus à ses intérêts dans le Sahara occidental qu’à l’avenir des Palestiniens, d’autant que, en bénéficiant du soutien américain, il espère pouvoir développer ses ambitions régionales, y compris en s’opposant aux Etats européens.
Dans ce contexte, la situation des Palestiniens est clairement fragilisée. En Europe aussi, la cause palestinienne semble perdre de son intérêt : puisque même les Etats arabes s’en désintéressent, à quoi bon s’en préoccuper ? La situation géopolitique joue désormais en défaveur des Palestiniens, alors qu’elle a longtemps joué en leur faveur.
En outre, avec la montée du fondamentalisme islamiste en Europe, Israël suscite davantage de compréhension. On voit bien que les médias français sont moins radicaux que lors des crises précédentes qui datent de 2008 (opération « Plomb durci ») et de 2014 (guerre de Gaza), soit avant la crise migratoire de 2015 et les attentats islamistes de 2015-2016. A l’époque, Israël était l’objet d’une condamnation largement unanime, ce qui est moins vrai aujourd’hui. Cela n’empêche pas certains médias d’éprouver plus de compassion à l’égard des Palestiniens qu’à l’égard des Israéliens, mais les 1800 roquettes du Hamas peinent malgré tout à trouver des défenseurs. La politisation de la cause palestinienne s’essouffle, ce qui s’explique aussi, de manière plus générale, par le relatif discrédit dont souffre désormais la gauche pro-islam, qui a dû mal à convaincre que l’islamisme représente un mouvement d’émancipation pour les déshérités.
Une manifestation en soutien à la Palestine a été interdite. N’y a-t-il pas le risque d’alimenter un ressentiment, une idée selon laquelle la France serait islamophobe ? Des leaders comme Erdogan peuvent-ils en profiter pour jeter de l’huile sur le feu ?
Interdire une manifestation est toujours inconfortable et risqué. Mais pour ce type de manifestations, il y a quand même eu des précédents très problématiques, marqués par des débordements et des violences. On se souvient notamment qu’en juillet 2014, des slogans comme « morts aux juifs » ont résonné.
Une manifestation qui aurait pour mot d’ordre la réconciliation et la paix ne poserait guère de problème. Mais on n’en est pas là. Comment ne pas être troublé par exemple par ce slogan qui appelle à « libérer Gaza ». Un tel slogan n’est visiblement pas destiné à souhaiter l’avènement de la démocratie à Gaza et pourrait presque être interprété comme un appel à l’expansion du Hamas. On se demande du reste pourquoi les manifestants ne condamnent jamais l’islamisme : pourquoi n’appellent-ils jamais à l’instauration d’un régime démocratique à Gaza ? C’est bien tout le problème. La grille de lecture est ici exclusivement à charge, et les manifestants désirent surtout exprimer leur détestation d’Israël, ce qui crée un climat malsain puisque les manifestations ne semblent viser qu’à libérer la parole antisémite, et certainement pas à résoudre quoi que ce soit.
Or, le problème majeur est que les événements du Proche-Orient ont un effet direct sur ce qui se passe en France. On sait en effet que les violences antisémites suivent de très près la situation en Israël : plus la situation s’intensifie là-bas, plus des violences sont commises en France. Les organisateurs des manifestations ne peuvent l’ignorer. Ils ont beau jeu de plaider pour la liberté de manifester ou de critiquer Israël ; ils savent très bien qu’ils contribuent à nourrir la haine à l’égard des juifs et aggravent les fractures au sein de la société française. On ne voit pas en quoi ils espèrent contribuer ainsi à la résolution du conflit israélo-arabe.
Quant à Erdogan, il est évident que celui-ci a une carte à jouer dans la configuration actuelle. Faisant le constat que les Etats arabes délaissent la cause palestinienne, il va certainement tenter de s’ériger en nouveau protecteur des Palestiniens, ce qu’il a déjà commencé à faire. Cela va lui permettre de renforcer son image de nouveau calife en se présentant comme le seul leader authentiquement protecteur des Arabes déshérités. Au passage, il peut aussi utiliser cette question pour détourner l’attention de son opinion publique en Turquie. Le propre des régimes autoritaires est toujours de désigner un bouc émissaire pour fuir ses responsabilités.
Avec le déconfinement, risque-t-on aussi d’assister à un déconfinement de la violence ?
C’est possible, car de vives tensions se sont accumulées dans la société française : la crise des Gilets jaunes n’a pas vraiment eu de réponses, la question de l’islamisme reste en suspens et la demande d’ordre et de sécurité prend une nouvelle dimension avec les interventions des militaires dans le débat public.
Deux éléments incitent cependant à rester prudent. D’abord, on a pu constater l’an dernier que la sortie du premier confinement s’est faite en douceur ; il n’y a donc pas de raison de penser que la situation sera très différente cette fois-ci, d’autant que le déconfinement va se produire à l’approche de l’été, au moment où les gens auront certainement d’autres projets à l’esprit que de faire la révolution.
Ensuite, il ne faut pas sous-estimer le rôle régulateur des élections. Nous allons en effet avoir une première séquence électorale avec les régionales et les départementales en juin, puis nous allons rapidement entrer dans la préparation de l’élection présidentielle d’avril 2022. Or, les élections ont un rôle pacificateur. C’est à cela qu’elles servent : leur fonction est d’absorber les crises en donnant l’occasion aux citoyens d’exprimer leurs émotions. Cette fonction cathartique ne peut toutefois opérer que si les débats ont lieu en toute liberté et équité.
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