Boualem Sansal : « La France est un État faible et des émeutiers à l’Algérie en passant par les islamistes, beaucoup l’ont compris et agissent en conséquence » | | Atlantico.fr

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CRISE PERPÉTUELLE

 

Boualem Sansal : « La France est un État faible et des émeutiers à l’Algérie en passant par les islamistes, beaucoup l’ont compris et agissent en conséquence »

La France traverse une crise un peu perpétuelle. Selon l’essayiste algérien Boualem Sansal, « elle est entrée dans la zone des tempêtes : les crises se suivent et se ressemblent, dans tous les domaines ou presque ».

Atlantico : Que révèle à vos yeux de l’état de la France, la séquence ouverte par la mort tragique du jeune Nahel, aussi bien dans la réaction des autorités que dans celle des habitants des quartiers dits populaires ? 

Boualem Sansal : La France traverse une crise un peu perpétuelle. Elle est entrée dans la zone des tempêtes : les crises se suivent et se ressemblent, dans tous les domaines ou presque. D’aucuns disent d’ailleurs que la France est en train de s’effondrer : c’est le cas de Michel Onfray, ou d’Eric Zemmour par exemple. Je pense aussi que la France est aujourd’hui en déclin et c’est, à mon sens, ce qui explique cet état de crise permanent. Le gouvernement et l’Etat français n’arrivent pas à maîtriser la situation. Faute de savoir prendre l’initiative, ils sont contraints de courir après la situation, doivent se contenter de réagir. A chaque fois, c’est assez malheureux, il me semble.

Tout cela était prévisible. Il était envisageable que les banlieues s’embrasent et il fallait alors prendre des dispositions immédiates. Parce que l’Etat n’a pas réagi assez vite pour empêcher cette flambée de violence, tout cela s’avèrera difficile à arrêter.

A bien des égards, ces jeunes n’ont plus de cadre : leur famille ne les encadrent pas, les structures associatives non plus, pas plus que l’éducation nationale… La police est la seule à incarner quelque chose qui leur résiste. Comment reconstruire un cadre ? 

Rien de tout cela n’est nouveau. Depuis des années, déjà, on parle de séparatisme, des divers problèmes que rencontrent les banlieues, de la montée des violences… Mais il est exact de dire que la situation s’aggrave d’année en année. Comme le disait Gérard Collomb, nous glissons vers des affrontements. Pour le moment, nous sommes côte à côte, mais demain nous serons peut-être face à face à se jeter des bombes et des grenades. 

Tout cela, le pouvoir français le sait très bien. Il lui faut donc prendre l’initiative et devancer les événements. 

Je ne suis pas sûr que l’on puisse reconstruire le cadre que vous évoquez. Ne rêvons pas trop : quand le mal est fait, qu’il remonte aussi loin, il est comparable à un cancer qui s’est installé et qui métastase. Il fallait réagir avant, au moment des premiers signes. A l’époque, pour rester sur la métaphore médicale, le traitement aurait pu être relativement simple à administrer. Désormais, il devient très complexe d’agir et il faudra de toute façon parer au plus pressé.

Certains rappelleront sans doute qu’il y avait énormément de problèmes à traiter, en même temps… qu’il était difficile d’agir à tous les niveaux dans ces délais. Mais c’est précisément cela, gérer un Etat. On ne peut pas échapper à ce genre de difficultés.

Quelle est la part de haine de la France qui s’exprime dans ces émeutes ? Faut-il, peut-être assez paradoxalement, y lire une demande très maladroite de reconnaissance ?

Il y a évidemment une volonté de rompre avec la France ainsi qu’avec sa culture. Tout cela génère de la haine, qui pousse par la suite à la violence. Et c’est là tout le problème ! Une haine qui ne dégénère pas en violence, qui n’engendre pas d’actions hostiles, ce n’est pas grave. On peut l’ignorer. Aujourd’hui, cependant, elle a tendance à provoquer des actes violents, elle dégénère.

Je ne sais pas s’ils cherchent effectivement une quelconque reconnaissance de la part de la France. Je crois surtout que cette nation a fait tout ce qu’il fallait… mais qu’elle ne l’a jamais fait au bon moment. La France a investi massivement dans la politique de la ville, en faveur de la rénovation des logements vétustes ou pour la discrimination positive. On pourrait citer des milliers et des milliers d’engagements en faveur d’actions positives pour le rattrapage économique et social des banlieues.

Cela résulte bien sûr de la construction même du pays : la France est un Etat jacobin, où tout est centralisé et tout doit donc remonter par Paris. Il faut des réunions, des rapports, la désignation d’un “monsieur banlieue”, on discute, on fait de la communication et quand, finalement, on arrive pour venir en aide… le feu a déjà pris. Cela ne peut que mal se passer, être mal perçu. Dès lors, quoique l’Etat fasse désormais, cela alimente la haine éprouvée à son égard.

Les multiples vidéos qui circulent sur les émeutiers qui se filment eux-mêmes montrent une espèce d’ivresse joyeuse, au moins autant préoccupée par les biens pillés et par la violence vécue comme un jeu que par les revendications de justice pour Nahel. Comment les analysez-vous ?

C’est d’autant plus inquiétant, désormais, que les banlieues sont plus interconnectées qu’elles ne l’ont jamais été. Auparavant, et pendant très longtemps, chaque banlieue avait sa propre spécificité. Les problèmes étaient condensés séparément dans chacune de ces zones. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : ce qui se passe en Seine-Saint-Denis se passe aussi à Grenoble ou à Marseille, en temps réel.

Encore une fois, le gouvernement n’agit pas en amont : il agit en aval, beaucoup trop tard.

Ces vidéos ne disent-elles pas quelque chose du rapport des émeutiers à leur propre identité française ?

Je ne suis pas convaincu que ces gens-là se soient un jour sentis Français. Bien sûr, une majorité des immigrés a su s’intégrer de façon tout à fait normale… Mais ce n’est pas le cas dans ces banlieues. Il n’y a eu ni intégration, ni assimilation et ces communautés se sont organisées entre elles ; parfois en ghetto. La présence de l’Etat français n’était guère visible (ou si peu) en dehors de l’école et encore… 

Du fait de cette désertification de l’Etat dans ces banlieues, les habitants ne se sont sans doute jamais sentis Français à proprement parler : ils se sont sentis indépendants. Il n’y a pas de raison d’y parler français, de se revendiquer des valeurs de la France aussi applique-t-on ses valeurs, ramenées du pays, et parle-t-on l’arabe. Tout cela suffit à vivre. 

On a pu entendre certaines revendications à caractère religieux où l’islam était invoqué mais cette dimension est restée mineure. Qu’y voyez-vous ?

La religion n’est qu’un des paramètres du conflit et il n’est pas systématiquement nécessaire à la confrontation. Prenons l’exemple de l’Ukraine et de la Russie : il n’y en a pas eu besoin pour engager une guerre.

Dans le cas présent, la situation est liée à un événement tragique : la mort de Nahel. Pour le moment, il est davantage question de vengeance (il faut venger l’un des nôtres, mis à mort par la police, en somme) que de croyance. L’étape suivante, après la colère, pourrait être l’intervention de certains religieux dans l’espoir de calmer le jeu. On peut imaginer que les Imams de banlieues appellent à l’apaisement. Je n’y crois guère, mais c’est possible.

Pour l’heure, ça n’est pas encore le cas. L’événement demeure perçu comme bavure (parfois comme un assassinat) mais pas nécessairement comme un crime commis contre les musulmans parce qu’ils sont musulmans.

Après avoir réintroduit un couplet qui est hostile à la France dans leur hymne national, les autorités algériennes ont rappelé la France à son devoir de protection envers leurs ressortissants. À quel « jeu » joue Alger selon vous ?

De toute évidence, cela a plutôt bien fonctionné puisque ce régime est désormais accepté par les pays européens. C’est un état de fait : il est là et on fait avec. On ne le critique pas, parce que c’est lui qui détient le pétrole et que l’on a besoin de l’accès à ce marché. En somme, l’Europe (et notamment la France) apportent un peu de légitimité à ce régime au quotidien.

Rappelons que Nahel est Français. Peut-être était-il d’origine algérienne, mais il n’était pas un ressortissant algérien. Dès lors, le pouvoir algérien n’a pas à intervenir : c’est une affaire interne à la France.  

Dans Le Figaro, vous avez parlé du mot “muqaddima”, qui décrirait les erreurs commises par les élites françaises. Pensez-vous celles-ci capables d’un sursaut ? Peut-on  échapper au dilemme mettant face à face culture de l’excuse à à la réaction identitaire opposant un “eux” à un “nous” ?

Oui, je pense. Mais rappelons-nous d’abord que les élites françaises sont très divisées, qu’elles n’analysent pas la situation de la même façon ou avec les mêmes critères. Dès lors, elles n’arrivent évidemment pas toutes aux mêmes conclusions.

D’un côté, il est une certaine élite qui considère que les problèmes de la France sont liés à l’immigration et à l’islamisation de la société française. Selon elle, c’est un phénomène extrêmement dangereux et il faut réagir. Comment ? Chacun, dans ce cas précis, a sa propre recette. Nous connaissons celles d’Eric Zemmour, par exemple, mais il en est d’autres : nous pourrions citer Michel Onfray, pour qui la porte de sortie, c’est le souverainisme. Un état fort, donc, qui saurait imposer sa parole et tenir les rênes de l’Etat.

D’autres considèrent, en France, qu’il faut être permissif ; qu’il faudrait tolérer toutes les conciliations aussi bien avec les islamistes qu’avec les dictatures. A certains égards on pourrait parler de realpolitik : les choses sont ce qu’elles sont et il faut faire avec. Après tout, chacun a le droit de croire à ce qu’il veut… tant qu’il n’y a pas de violence.

Il n’y a donc pas d’unité du côté des élites françaises. Pire que cela, elles se font désormais la guerre et se dé-légitiment les unes et les autres. En témoigne le récent débat entre Florence Bergeaud-Blackler et François Burgat, par exemple. D’un côté on retrouve ceux qui pensent que l’islamisme fait désormais partie de la France et qu’il faut fonctionner avec et ceux qui pensent, de l’autre côté, qu’il pervertit les valeurs de la France.

Pour en arriver quelque part, il faudrait arriver à ressouder les rangs. Mais cela n’arrivera pas. Le piège s’est refermé, on ne pourra pas revenir à la situation antérieure : il n’est pas possible de revenir à ce que la France était dans les années 1960. C’est terminé, l’eau a coulé sous les ponts et la France elle-même a beaucoup changé : elle a abandonné des pans entiers de sa souveraineté au profit de l’UE, une organisation bureaucratique et non politique. Tout se délite de partout.

Il n’est possible que de regarder vers l’avenir et bâtir des stratégies pour repenser les problèmes de l’intégration, de l’assimilation… Ce que n’a fait aucun des gouvernements successifs sur ces quarante dernières années. Ces questions ne sont jamais abordées ou réfléchies. Et pourtant, du côté de l’islamisme (au sens générique du terme), vous retrouverez des gens qui savent où ils vont, organisés et motivés : ils sont dans une démarche de conquête des cœurs et des territoires, mais aussi des espaces économiques, industriels, religieux… C’est une véritable pieuvre mondiale, qui avance stratégiquement. Notamment vers la France, perçue comme un Etat faible précisément parce qu’elle ne s’intéresse plus à ces questions. 

Source : https://atlantico.fr/article/decryptage/boualem-sansal-la-france-est-un-etat-faible-et-des-emeutiers-a-l-algerie-en-passant-par-les-islamistes-beaucoup-l-ont-compris-et-agissent-en-consequence?


 

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