Phébé – L’antisémitisme, angle mort de l’antiracisme
Sciences politiques Parce que les juifs sont une minorité invisible, le racisme dont ils sont victimes est bien souvent ignoré par la gauche antiraciste.
Par Rafaël Amselem* pour Le Point
Malheureusement, ce cas est loin d’être isolé. Dans son livre Jews don’t count (« Les Juifs ne comptent pas »), David Baddiel, célèbre humoriste britannique, dresse un constat acerbe, nourri par une interminable liste d’exemples aux allures de logorrhée : une partie de la gauche antiraciste est en train d’abandonner la lutte contre l’antisémitisme. Qu’il ne soit pas accusé d’opportunisme politique ou d’instrumentalisation de l’antisémitisme : David Baddiel est lui aussi de gauche, ancien électeur de Corbyn et du Labour. C’est avec amertume qu’il appelle son propre camp à se réveiller.
De la lutte des classes à la lutte des races
Baddiel souligne, à juste titre, que cette dérive n’est pas un accident de l’histoire militante ou un phénomène conjoncturel. La gauche vit actuellement une mutation des schémas théoriques qui soutiennent son corpus idéologique. Hier, la lutte des classes, la révolution du prolétariat face au système capitaliste. Aujourd’hui, « la lutte des races », la révolte des identités opprimées dans la société – les homosexuels, les Noirs, les femmes… Les juifs apparaissent comme les dommages collatéraux de cette métamorphose.
Cette nouvelle idéologie consacre en effet, selon les termes de Baddiel, un « cercle sacré » des dominés qui rassemble toutes les victimes du racisme et du patriarcat, duquel les juifs sont exclus. Pourquoi ? Parce qu’à l’inverse de tous ces groupes, il plane sur les juifs une vieille mythologie du pouvoir et de l’argent. Dans l’esprit de nombreux antisémites, le juif est bien cet être qui surplombe la société pour la diriger dans l’intimité du secret. Il est à la tête des banques et des médias. En clair, le juif ne s’insère pas dans l’archétype de l’oppressé.
La gauche identitaire semble sensible à ce discours. En 2019, Dawn Butler – responsable éminente du Labour Party –, dans une longue tirade énumérant les groupes qui doivent être protégés des discriminations – les Noirs, les Asiatiques, les homosexuels… –, ne fera aucune mention concernant le plus vieil opprimé de l’Histoire : les juifs. En fait, lorsque la gauche suspend sa véhémence quand il s’agit d’antisémitisme, elle démontre bien sa vulnérabilité au postulat suivant lequel les juifs ne sont en rien des victimes. Nombreux sont par exemple les militants aux États-Unis qui pointent l’existence d’un « privilège juif » à travers des statistiques sur la surreprésentation des juifs dans les cercles de pouvoir (politique, économique, médiatique). Il s’agit encore d’Ash Sarkar, journaliste communiste, qui a déclaré en 2018 que l’antisémitisme n’était pas associable aux autres formes de racisme, car les juifs sont matériellement bien lotis.
Les juifs sont bien du côté des dominants. Et, dans la logique de la politique des identités, les dominants doivent être combattus. Ce n’est pas être antisémite : c’est être un rebelle, lutter contre le pouvoir en place.
Un point commun caractérise toutes ces personnes : une bêtise pathologique. Quand bien même les juifs seraient riches – nul besoin de rappeler qu’il n’y a aucun élément probant en ce sens –, cela n’aurait aucune importance. Jamais l’argent n’a protégé du racisme et de la folie génocidaire. Les juifs ont été spoliés de leurs biens partout où ils ont été oppressés, tant par les pouvoirs chrétiens, communistes que nazis.
De la blanchité des juifs
Selon les tenants de ces nouvelles doctrines antiracistes – la théorie critique de la race –, l’ennemi à abattre s’incarne dans la blanchité. En effet, les Blancs sont présents dans toutes les structures de pouvoir, au détriment des minorités.
La particularité de la théorie critique de la race réside en ce qu’elle postule l’existence du racisme sur la base de critères « matériels ». Dit simplement, le racisme s’opère sur des personnes identifiables, dans l’espace public, comme membres de groupes dominés. Ces critères matériels renvoient à la couleur de peau, au genre, etc. Par exemple, une personne noire peut immédiatement être identifiée comme telle, et donc subir les âpres du racisme : discrimination à l’emploi, au logement…
Or, ce qui démarque précisément la judéité, c’est qu’elle peut être masquée (sauf à penser, à la manière d’un OSS 117, que le juif se reconnaît à la présence d’un nez imposant…). Les juifs constituent ainsi un cas limite de la politique des identités. Puisqu’ils ne peuvent être identifiés dans l’espace public, ils ne sauraient subir une quelconque forme de racisme ! Sophisme, certes, mais sophisme redoutable. Un juif peut en effet paraître comme un non-juif. Pire encore : ils peuvent être assimilés aux Blancs. Il n’y a rien de hasardeux à ce que l’Allemagne nazie ait inventé l’étoile jaune : un marqueur pour reconnaître le juif.
Ainsi, tel un jeu de domino, toute la logique progressiste s’effondre lorsqu’il s’agit d’antisémitisme. La BBC a récemment organisé un débat intitulé : « Les juifs doivent-ils compter comme une minorité ethnique ? » En fait, si les nouvelles doctrines antiracistes ne sont pas capables de concevoir l’antisémitisme, ce n’est pas parce que les juifs seraient des dominants. Il s’agit bien plus du signe que cette idéologie est conceptuellement, dans sa racine même, défaillante. Pour s’attaquer au mal à la racine, on ne peut que lui prescrire comme antidote la lecture du livre de David Baddiel.
Des parallèles en France
Les exemples ne cessent d’affluer dans le livre de Baddiel, et on ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec la situation de la gauche française.
Par exemple, madame Obono, députée de La France insoumise, avait expliqué sur Radio J qu’elle « ne sait pas » (sic) si la phrase suivante, prononcée par son amie Houria Bouteldja, est antisémite : « Les juifs sont les boucliers, les tirailleurs de la politique impérialiste française et de sa politique islamophobe. » Madame Soumahoro, universitaire invitée chez Mediapart et La France Insoumise, avait déclaré sur LCI qu’elle ne voyait aucun mal à ce que des Noirs se présentent aux municipales contre le maire, parce que juif… Comprenez, puisqu’ils avaient échoué à être élus, leur action est dénuée d’intérêt. Pensons encore à M. Mélenchon, qui avait imputé la défaite de Corbyn au Grand Rabbin d’Angleterre et aux réseaux du Likoud. Mme Diallo qui réduisait la Shoah à une exclusion des juifs de la blanchité par les nazis (les juifs sont-ils alors redevenus « blancs » après le Débarquement ?). M. Bouhafs, qui estime que « sale sioniste » n’est pas une insulte antisémite, ou qui tweetait en 2019 vouloir libérer la Palestine « de la mer au Jourdain » – ce qui constitue le refus dans son principe même d’une autodétermination juive, au-delà du seul conflit israélo-palestinien.
La liste commence, malheureusement, à s’allonger, parmi les personnalités de gauche qui traitent la question de l’antisémitisme avec une légèreté qu’ils ne se permettraient jamais avec aucune autre identité.
À RETENIR
Les juifs sont-ils blancs ? La question peut sembler absurde, mais le simple fait que l’antiracisme aujourd’hui considère la réponse comme importante est révélateur du traitement réservé aux juifs par les mouvements antiracistes et racialistes actuels. En effet, les juifs s’intègrent mal au nouveau paradigme de « lutte des races » embrassé par toute une partie de la gauche : puisqu’on ne sait pas qui est juif a priori, les juifs ne subissent pas de discrimination. Peu importe que la réalité soit en fait tout autre…
AUTEURS
David Lionel Baddiel est un humoriste, romancier, chroniqueur et présentateur de télévision anglais.
SOURCES
David Baddiel, Jews Don’t Count, TLS Books, 2021.
*Rafaël Amselem
Analyste en politique publique, diplômé du département de droit public de la Sorbonne
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