“Nous avons perdu la bataille contre l’abêtissement “
« Nous avons perdu la bataille contre l’abêtissement »
TRIBUNE. Pour le linguiste Alain Bentolila, notre impuissance linguistique et notre vulnérabilité intellectuelle ont fait, depuis des années, le lit des extrêmes.
Près d’un tiers des électeurs s’apprête à voter pour le Rassemblement national (RN), aux prochaines élections législatives. Un autre tiers a l’intention de glisser dans l’urne un bulletin de vote Nouveau Front populaire, la coalition de gauche dominée par La France insoumise (LFI), parti qui se vautre dans un antisémitisme honteux. Nous nous réveillons en ayant peine à y croire. Et pourtant, comme l’écrit Henri Guaino : « Au dix-septième jour, les murailles tombèrent. » Comment avons-nous pu en arriver là ?
De mensonges en manipulations politiques, de complaisances en lâchetés éducatives, notre langue commune et notre intelligence collective se sont délitées jour après jour. Sommes-nous les victimes – comme le voudrait Éric Zemmour (Reconquête !) – d’un complot ourdi par des forces obscures et barbares décidées à saper les fondements de notre civilisation, de notre culture et de notre langue ? Non, rien de tout cela ! Ne cherchons pas ailleurs qu’en nous-mêmes les responsables de cette décadence intellectuelle et politique.
École en friche, familles sans repère
Nous avons oublié que, si nous devons résister à la passivité et à la bêtise, c’est certes pour nous-mêmes, mais c’est surtout pour ceux qui nous survivront. Et c’est donc bien notre terreur de regarder plus loin que nous (de regarder notre mort en face) qui nous a rendus si négligents. Tous coupables d’avoir oublié notre premier devoir : transmettre à nos enfants, par l’exemple des combats que nous aurions dû mener pour le vrai, le beau et le juste, le désir d’apprendre (et non l’envie de savoir), l’amour du raisonnement rigoureux et de la réfutation exigeante, le goût pour une langue juste et précise qui nous invite à expliquer plutôt qu’à menacer et parfois à tuer.
L’école, depuis trop longtemps en friche, et la famille, souvent sans repères, ont perdu la bataille contre l’abêtissement. Ce que nous avons offert en sacrifice, sur l’autel du Web, à de dangereux manipulateurs, ce sont les mots imprécis, les mémoires vides et le dégoût de soi d’une partie de notre jeunesse. Nous avons ainsi renoncé à cultiver notre intelligence commune comme on cultive un champ pour nourrir les siens. Trop de parents, d’enseignants, de responsables politiques ont renoncé à défendre les valeurs universelles qui font notre cohérence et leur ont préféré les apparences identitaires, filles de l’entre-soi.
Faiblesse d’esprit
C’est dans cet état de faiblesse d’esprit et de langue que les enfants de ce pays ont eu, année après année, à affronter un monde face auquel leur impuissance linguistique et leur vulnérabilité intellectuelle ne pouvaient être que fatales. Un monde où ils n’ont opposé aucune résistance aux discours et aux textes de nature totalitaire et sectaire, portés par des réseaux sociaux frelatés. Faute de posséder les mots justes, faute de savoir les organiser, faute enfin de pouvoir articuler une argumentation logique, ils ont avalé avec délectation ce qui relevait de l’amalgame, de l’illogisme et de la haine imbécile.
Ils se sont laissé berner par des démonstrations marquées au coin du contresens et ont été convaincus par des arguments de pacotille.
Ils se sont laissé berner par des démonstrations marquées au coin du contresens et ont été convaincus par des arguments de pacotille. Ils se sont laissé avoir par des discours sectaires et radicaux qui prétendaient leur apporter des réponses simples, immédiates et définitives. Ils se sont laissé séduire par tous les stéréotypes qui offraient du monde une vision dichotomique et manichéenne. Ils se sont soumis docilement aux règles les plus rigides et les plus arbitraires parce qu’elles leur donnaient l’illusion de transcender le vide culturel et la pauvreté spirituelle où nous les avions conduits.
Petites lâchetés
Et pourtant, nombreux sont ceux qui, portés par « l’air du temps », prétendent aujourd’hui que l’erreur de parole, d’écriture ou de raisonnement n’est pas le signal d’une insuffisance qu’il faut surpasser, mais une « marque de diversité » qu’il convient de respecter. Toute ambition pour les élèves mal nés a été ainsi remplacée par une compassion mielleuse et teintée de mépris.
Aux plus fragiles, de bons apôtres (ceux dont les enfants ne risquent rien) conseillent de ne pas viser trop haut afin d’éviter une chute inéluctable et douloureuse. Et certains, renonçant à forcer le destin des enfants fragiles, en sont venus à dénoncer la désuétude et le conservatisme borné de l’École de la République, installant l’idée, chez certains élèves et parfois chez certains parents, que les propositions scolaires étaient devenues incompatibles avec leurs appartenances culturelles et cultuelles.
Ces petites lâchetés familiales et politiques ont eu ainsi pour résultat le remplacement du paradigme de l’incompétence (« je lis mal ! j’écris encore plus mal ! j’ai du mal à exprimer ma pensée… ») par celui de l’incompatibilité (« lire, écrire, s’exprimer, ce n’est pas pour moi ! »). L’incapacité de remettre en question les mots d’un autre, comme la difficulté de mettre en mot sa pensée pour un autre ont pris ainsi une tout autre signification ; ces insuffisances sont devenues, durant ces vingt dernières années, l’image sublimée de notre « diversité » sociale et ont été conséquemment déclarées irréductibles. « Je parle comme je suis », « je comprends ce que je veux », « j’écris comme cela me chante », tels sont aujourd’hui les slogans clamés par ceux dont les propres enfants n’ont que peu de souci à se faire pour leur avenir scolaire et social. À tous ces bien-pensants, linguistes atterrés et pédagogues égarés, uniquement soucieux d’éviter tout procès en stigmatisation, je dis que leur coupable complaisance a mis les élèves fragiles à la botte des extrémistes de gauche et de droite.
Reprendre nos esprits
Il n’est que temps de reprendre nos esprits. Car, à quoi donc servirait-il de se battre pour léguer à ceux qui arrivent une planète « vivable » si leurs esprits privés de mémoire collective, de langage maîtrisé et du désir de comprendre étaient condamnés à errer dans le silence glacial d’un désert culturel et spirituel ? Ils y seraient soumis au premier mot d’ordre, éblouis par le premier chatoiement, trompés par le moindre mirage.
Face à l’ivresse des jeux barbares, face à la tentation « délicieuse » d’un repliement communautaire, que certains irresponsables osent qualifier de « positif », nous devons répondre par une alliance ferme et lucide entre enseignants et parents chacun porté par la volonté de refonder le métier d’élève et le statut d’enfant : un enfant, on l’écoute avec attention, mais il nous écoute avec respect ; un élève a le droit de questionner, mais il a le devoir d’apprendre. Cela risque d’être long, dites-vous ? Sans doute aussi long que le chemin que nous avons nous-mêmes tracé et qui nous a conduits au désastre actuel. Sachez cependant que les causes essentielles sont celles dont ni vous ni moi ne verrons le dernier combat.
*Alain Bentolila, professeur de linguistique à l’université Paris Descartes, est l’auteur de plusieurs ouvrages concernant l’illettrisme et l’apprentissage du langage et de la lecture.
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