Le shtetl disparu de Montparnasse : un livre comme un musée pour les artistes juifs oubliés.
Published by Levy on
A présent je sors de moi, de ma vie, je vais
Ils m’appellent. Ils me traînent dans leur fosse,
moi l’innocent, moi le coupable.
Ils me demandent : Où étais-tu ?
Eux ont été conduits aux douches de la mort
où ils ont connu le goût de leur sueur.
Et puis, un peu plus loin encore :
Je les vois à présent qui se traînent en haillons
et pieds nus sur des chemins muets.
Les frères d’Israëls, Pissaro et Modigliani,
nos frères, ce sont les fils de Dürer, Cranach
et Holbein qui les mènent au bout d’une corde
à la mort dans les crématoires.
Ce livre, qui donc s’appelle également Aux Artistes martyrs et paraît en collaboration avec les éditions Hazan, est en fait un inédit, puisqu’il n’a jamais existé en français. Mais surtout, parce que l’édition originale, en yiddish exclusivement, n’avait pas été tirée à plus de 375 exemplaires. On la doit à un certain Hersh Fenster, arrivé à Paris en 1922, au même moment que quelques 70 000 juifs d’Europe orientale encore, qui fuyaient, et s’établiront en France après 1918.
4 octobre 1940 : l’enfermement des juifs étrangers
C’est lui, Fenster, qui a voulu et porté ce livre comme un projet de l’après, un projet qui parle des morts à hauteur de ceux qui ont survécu. Une enquête sur des artistes tués par le nazisme et la France de la Collaboration, pour revenir sur leurs pas, dire leur nom et dresser pour eux un musée de papier. Comme un mémorial, en plus vivant peut-être, car ce projet contre l’oubli se déplie au plus près de leur œuvre. Qui, ainsi, leur survit, alors qu’eux-mêmes sont pour la plupart tombés dans l’oubli. C’est vrai aujourd’hui, quand on découvre les quatre-vingt quatre trajectoires que Fenster excavait en 1951 en faisant paraître son livre à compte d’auteur essentiellement. C’était déjà souvent vrai alors, six ans à peine après la sortie de la guerre, tandis que la trace de bien d’entre eux semblait déjà évanouie, et leur œuvre, dispersée ou détruite elle aussi, comme souvent leurs ateliers avaient été saccagés. Les artistes juifs de Paris avaient aussi été des cibles. Ceux qui n’étaient pas partis souvent étaient morts, et leur trace d’étrangers, de réfugiés, disparaissait dans les ruines morales et culturelles de la Libération. Ce monde n’existait plus. Le 4 octobre 1940, le régime de Vichy n’avait pas trois mois qu’une loi autorisait en France qu’on enferme dans des camps tous les “ressortissants étrangers de race juive”. C’était le début de l’internement immédiat des juifs étrangers en France, zones Nord et Sud confondues. Ils seront 40 000 à être enfermés, dont bon nombre de ces artistes vers qui Hersch Fenster nous guide à rebours.
Tous parmi eux n’ont pas connu les camps de concentration. Chaïm Soutine, par exemple, n’est pas mort en déportation mais du côté de Chantilly : caché et malade, il n’avait pas pu soigner un ulcère perforé. Mais au fil des pages, c’est bien de la destruction de toute une communauté artistique juive qu’on prend la mesure, en arrivant par exemple à l’évocation de Otto Freundlich, qui avait été l’un des artistes abstraits les plus importants de la première moitié du XXème siècle, et qui sera assassiné au camp de Lublin-Majdanek en 1943. Parmi ses dernières lettres adressées à sa femme depuis Drancy, il écrivait encore :
Le petit tableau que je voulais terminer pour toi reste dans mon âme.
Mon âme entière t’appartient, Jeanne chérie.
Eux deux sont célèbres, reconnus. Georges Kars, à qui Fenster fait une place et qui s’est suicidé à Genève un jour de 1945, l’était aussi alors, bien qu’il soit moins connu aujourd’hui : en 1945, le critique Jacques de Laprade, qui avait vu ses œuvres exposées, écrivait :
C’est le plus grand peintre tchèque, et nous le revendiquons pour nous.
Et puis, tandis que le livre s’égraine, en voici encore bien d’autres qu’on découvre. Certains avaient déjà une petite notoriété avant d’être arrêtés, tandis que d’autres étaient encore très peu connus. On accède à eux grâce au travail de fourmi entrepris par Fenster sur les lambeaux de la Libération, au moment où retombait le silence, et peut-être encore, la bonne conscience en France. A l’oubli et à l’occultation commode, Fenster oppose une enquête minutieuse, une entreprise acharnée : qui dit la parution d’un livre, qui verra le jour en grand format, sous une reliure riche, dit aussi des visuels. Or certains sillages sont déjà en train de s’estomper, son travail est aussi une course contre le temps qui obère – il faut retrouver la trace de leur œuvre.
Fenster n’a pas connu personnellement la totalité de ces quatre-vingt quatre artistes, même si dans les années Trente, il gravitait à la fois dans la vie culturelle parisienne tout au centre, et dans la communauté juive réfugiée à Paris. Avec sa femme Léa, lui qui était journaliste et critique, mais plus globalement un acteur du monde culturel, avait ainsi ouvert le “Foyer amical”, en 1937. Dans un appartement de la rue Richer, à Paris, ce foyer était une sorte de cantine, au moins ; mais bien davantage, au fond : on venait certes y manger, et pour les plus démunis, une affichette placardée indiquait que le pain n’était pas compté. Mais, comme dans tant d’autres lieux de vie collective alors, le Foyer amical était tout simplement un endroit où se retrouver entre réfugiés. On y célébrait aussi les grandes fêtes du calendrier juif, même si Fenster, à vrai dire, n’était guère religieux.
Dans ce Paris d’avant-guerre, Fenster fréquentait Chagall et tant d’autres artistes juifs exilés dont son carnet d’adresses de l’époque nous raconte des bribes de vie quotidienne et une petite géographie parisienne dont les rameaux courent jusqu’au fond de l’Europe de l’est. Réfugié en Suisse tandis que Marc Chagall avait gagné les États-Unis grâce aux réseaux Varian Fry, Hersch Fenster le natif de Galicie (dans l’actuelle Pologne), arpentait la vie culturelle et artistique parisienne avant-guerre. De retour à Paris après l’Holocauste, il avait découvert, médusé, la disparition de ce qu’on appelait autrefois “le shtetl de Montparnasse”. Décimé. En fait de shtetl (qui signifie village), un petite monde des arts issus d’Europe centrale et orientale réfugié en France. Qui, pour beaucoup, venait grossir les rangs de “l’Ecole de Paris”, ce mouvement artistique cosmopolite né au début des années 1900, à quoi le Musée d’art et d’histoire du judaïsme consacre une exposition qui vient d’ouvrir. La traduction de A nos artistes martyrs s’encastre dans cette programmation car l’Ecole de Paris, c’était Soutine, Modigliani, Chagall, mais aussi des dizaines d’artistes moins connus, dont beaucoup gravitaient entre Montmartre et le quartier Saint-Lambert, plus au sud vers le périphérique, du côté de l’actuel parc Georges-Brassens. C’est là qu’avait ouvert à l’orée du siècle “la Ruche”, une cité d’artistes. Un mouchoir de poche à Paris, en fait, où l’on vivait, où l’on créait, à présent que le vrai poumon artistique de la capitale s’était déplacé, de Montmartre jusqu’à Montparnasse.
Des œuvres dans une boîte à matsots
On pense que c’est parce qu’il avait été le secrétaire particulier d’un grand collectionneur, l’écrivain Sholem Asch, que Fenster y avait eu accès. Comme autant de cercles concentriques, c’est à cette vie-là en même temps qu’à la mémoire de nombre d’artistes disparus qu’il donnait accès en portant contre vents et marées son projet de livre qui verra enfin le jour en 1951. Son fils, Ariel, aujourd’hui aux Etats-Unis, a fait don des archives de son père à raison d’une moitié pour le Mémorial de la Shoah, l’autre pour le Musée d’art et d’histoire du judaïsme. Parmi ces archives, une boîte en métal de matsots, le pain sans levain de Pessah, qui contenait les planches-photos des visuels qu’il avait cherché à rassembler pour restituer ces trajectoires depuis la vitalité de leur création. La nouvelle version du livre, qui paraît traduite en français, revisite largement l’iconographie d’origine : entre-temps, le musée, qui conservait dans ses soutes un exemplaire du livre original de Fenster si méconnu, a entamé de retrouver jusqu’au bout du monde des œuvres pour en restituer une meilleur reproduction. Et en particulier, de nombreux auto-portraits, que l’institution parisienne entreprend désormais d’acquérir comme une trace en deux dimensions de ces artistes : leur patte, bien sûr, et leur visage tout à la fois. Certains sont actuellement visibles, aux côtés des brouillons du livre, au musée d’art et d’histoire du judaisme le temps d’une courte exposition dédiée à Fenster, sur les flancs de celle consacrée à l’École de Paris.
Certaines entrées du livre sont particulièrement nourries, parce que justement Fenster a connu de près ce monde auquel il s’est arrimé en arrivant à Paris, en 1922. Mais d’autres artistes disparus lui étaient moins familiers, et il a confié leur notice à des artistes qui les avaient mieux connus. Son projet était de faire paraître un livre entièrement en yiddish. Le manuscrit d’origine de Chagall est ainsi entièrement rédigé en yiddish, même si on sait que Chagall ne parlait plus vraiment en yiddish à Paris. Mais d’autres sont moins à l’aise avec cette langue déjà en train de s’effacer, en 1951, et c’est en français qu’ils rédigent. Charge ensuite à Fenster de traduire, tandis qu’il saisit à la machine leur texte avant de finalement envoyer le tout à la photocomposition une fois l’ensemble du projet rassemblé.
L’Ecole de Paris parlait-elle yiddish ? Le label est vaste et ouvert aux quatre vents à dire vrai, puisque l’expression désigne l’ensemble des artistes qui ont élaboré leur œuvre à Paris entre 1900 et la Seconde guerre mondiale (et parfois jusqu’aux années 1960, une fois la catégorie franchement dilatée). Parmi eux, un grand nombre d’étrangers qui justement retournaient le stigmate d’un monde de l’art souvent xénophobe. Et parmi ceux-là, notamment, de nombreux artistes juifs réfugiés – mais aussi Foujita le Japonais, ou Bram Van Velde, qui était Néerlandais. Et puis tous ces grands noms de l’exil venus des confins d’Europe de l’Est et souvent de l’actuelle Lituanie ou de Roumanie notamment. Ils nourrirent l’art parisien et s’appelaient Modigliani, Chagall, Soutine, Brancusi, et parfois avaient cheminé jusqu’à un petit Bucarest-sur-Seine, fuyant le temps des persécutions pour s’établir ici, non loin de Cioran, Tzara, Celan… Pablo Picasso aussi avait commencé dans les filaments de cette “Ecole de Paris” qui fut encore le berceau des cubistes. On retrouve sa trace, en 1943, le jour où l’on enterrait Soutine, au cimetière de Montparnasse sous la chaleur de l’été : Picasso comptait parmi les rares à marcher derrière le cercueil, avec encore Cocteau, et Max Jacob, le Juif de Quimper, qui n’avait encore pas été emmené par la Gestapo à Drancy, où il mourra un peu avant le printemps 1944.
“Comme la tente suit les nomades que nous étions”
L’Ecole de Paris, pareille à un rhizome et comme un petit monde d’où nous restent des toiles, des sculptures et des compositions musicales, n’est pas plus une carte d’identité qu’un certificat pour attester qu’on parle yiddish couramment. Tous ne parlaient pas cette langue de l’intime et aussi du peuple, surtout pas dans le monde des galeries et des collectionneurs. Et tous les artistes qui ramifiaient alors dans cette mangrove aux liens d’appartenance plus ou moins lâches, et explicites, ne se définissaient sans doute pas non plus depuis leur judéité. Chaïm Soutine, par exemple, qui deux ans après son arrivée à Paris avait dû se faire régulariser en 1915 à la préfecture de police du XVeme arrondissement, et qui, après “La Ruche”, s’était installé Villa Seurat, à côté de Henry Miller et Anaïs Nin et tout près du parc Montsouris, était juif autant qu’il était artiste. Se définissait-il pour autant comme un “artiste juif” ? Alors qu’en 1912, voyait le jour la toute première revue dite “d’art juif”, Machmadim, justement arrimée à “La Ruche”, le sujet est déjà un objet de controverse. Qui embarque à l’époque autant de questions sur l’assignation, une essentialisation, mais aussi quelque chose d’un destin commun, et une même exposition aux persécutions. Au moment où le courant artistique de l’Ecole de Paris se forgeait, l’artiste et intellectuel Marek Szwarc avait ainsi élaboré l’idée d’un “style juif dans la plastique”. Un style qui, peut-être, porterait en lui quelque chose d’une mystique juive. Mais qui, sans doute plus directement, avait au fond tout à voir avec la trajectoire de ses artistes, et l’histoire au long cours des pogroms auxquels ils avaient été confrontés : ce style, écrira Szwarc, “devait nous tenir lieu de patrie et nous suivre partout, comme la tente suit les nomades que nous étions”.
En 1951, Fenster publie son livre comme on consolide une mémoire qui s’effrite et qui manque de disparaître – et c’est au yiddish qu’il songe comme un ciment entre ces 84 trajectoires, et tout à la fois une trace en soi. Ces artistes auxquels il donne un écho étaient juifs, et ils sont morts. Et c’est parce qu’ils étaient juifs qu’ils sont morts, et parce qu’ils vivaient à Paris, qu’ils ont été tués, déportés par la gestapo ou Vichy, et harcelés par la police française. C’est leur mémoire qui soudain parvient jusqu’à nous, soixante-dix ans plus tard au terme d’une réédition qui, à présent sauve à son tour de l’oubli le livre de Hersch Fenster. Dans sa préface, “Aux lecteurs”, le journaliste qui écrit façonner depuis sa douleur “un livre du souvenir”, précisait en 1951 :
Ce n’est pas un ouvrage de critique d’art mais de piété.
Et puis aussi :
Je n’ai pas pour but d’écrire une œuvre littéraire, avec des effets stylistiques, mais plutôt un ouvrage aussi simple et aussi vrai qu’ont été tragiquement simples et vrais le sacrifice de tous les créateurs juifs évoqués ici et la mort de six millions de personnes.
0 Comments