« Appel aux médias : sortir du Gaza-centrisme. Le devoir d’informer, c’est aussicouvrir Soudan, Yémen, RDC, Myanmar. #MêmeDroitÀLaCompassion »
CHRONIQUE
Kamel Daoud : « La journée d’un Soudanais qui regarde un Palestinien »

Kamel Daoud
Chroniqueur, écrivain et reporter
La chronique de Kamel Daoud
CHRONIQUE. El-Fasher, capitale du Darfour du Nord, est assiégée depuis des mois par les Forces de soutien rapide,qui tentent d’en prendre le contrôle. La population est affamée. Loin des caméras…
« MA sœur Durra l’a encore fait ce matin. Nous le faisons tous : on attend que personne ne nous
regarde, puis on se baisse, on arrache des feuilles ou des herbes, et on les dévore vite fait ! Il n’y a rien
à manger à El-Fasher depuis des mois. La ville est encerclée par les militaires. Manger de l’herbe et le
fourrage des animaux, les résidus de tourteaux, nous plonge tous dans la honte. Alors, quand je le fais,
très tôt le matin pour ne pas être surpris, je m’en vais marcher jusqu’au mur de Nayala Road et je
regarde le temps qui se réveille dans le ciel.
Quand on s’habitue à manger de l’herbe, on perd sa dignité, puis le goût des choses, la sensation de la
langue, les mots. Et là, c’est ce goût ancien que j’essaie parfois de retrouver. Qu’est-ce que ça
donnerait si je me mettais à manger de la terre ? Ou une pomme comme j’en vois dans mes rêves ? On
mange l’herbe sans goût, on va jusqu’aux murs qui encerclent la ville et on s’assoit.
Les FSR [Forces de soutien rapide, NDLR] du général nous assiègent depuis des mois. Ils ont construit
peu à peu des murs autour de nous et tuent ceux qui fuient. Ceux qui restent meurent aussi. Il n’y a
pas de différence, il n’y a pas de goût distinct de l’air ou du vide entre la vie et la tombe. Mourir, c’est
comme trébucher. Ça vous débarrasse du ventre à remplir, ça vide la tête et vous n’avez plus à choisir
entre le général al-Burhane et le général Hemetti.
Aujourd’hui, c’est différent. Il est 6 heures du matin et le ciel est comme une fête de tissu. Il est loin,
au-dessus, il ne se mêle pas de nous, et, aux heures de sa naissance et de sa mort provisoire, il porte
une robe de femmes. Du rose, du vert et des ombres bleues. Il y a les étoiles vives à son lobe d’oreille
unique.
En dessous, c’est nous, ses fourmis debout. Nous ne sommes pas invités à sa fête. Sauf morts. Quand
les gens meurent chez nous sous les bombardements et les tirs, on a de la difficulté à les identifier.
Vous savez, les morts ont le même visage. Ils sont gris, verts, et ils montrent les dents pour qu’on les
laisse enfin en paix, peut-être.
Aujourd’hui, c’est différent à cause d’une halte du vent de l’aube à mes pieds. Le vent m’a apporté un
journal, pas en entier, mais deux ou trois pages. Et j’ai vu, et j’ai lu, car je sais. Par exemple, alors que le
ciel festoyait comme un voisin trop riche, j’ai vu qu’il y avait des images de Palestiniens écrasés par
des bombes.
Ah, le Palestinien ! Quelle chance ! Il meurt et tout le monde est là pour son enterrement.
Certains étaient comme nous, faméliques, avec de grands yeux et des os. C’est ce que montraient les
photos ; il y avait des gens qui criaient dans les images. Et dans l’autre, en bas, il y avait leurs drapeaux
des Palestiniens, partout. Chez les Blancs, chez les roses, chez les jaunes, les bruns. Soudan ? C’est le
pluriel de “Ass’wed” en arabe. Noir. Je suis noir ? Quand on mange de l’herbe sèche, on n’a pas de
couleur.
Et puis je ne suis plus noir, je suis transparent. Je suis comme le vent, l’eau propre, un miroir peut-
être, ou une vitre ; on me regarde et on contemple surtout à travers moi. Je ne suis plus noir depuis la
guerre. Parfois, les FSR bombardent. On fait à peine attention. C’est comme si l’on dormait en
attendant de dormir plus profondément ; mourir, c’est se reposer de choisir entre deux généraux.
Durra, ma sœur, ne parle plus ; il n’y a rien à dire. Ça fait un an qu’on est assiégés. Le vent veut que
quelqu’un lui lise son journal, car il ne sait pas lire.
Il a apporté le journal et j’y ai lu que des gens comme moi mouraient à Gaza. Ah, le Palestinien ! Quelle
chance ! Il meurt et tout le monde est là pour son enterrement. Il y a des gens qui vont par la mer
pour briser ses murs. Je le regarde comme je regarde un film. Les gens partout dans le monde savent
où il meurt, où il vit. Même moi. J’imagine si des gens venaient, des blonds, sur le Nil Blanc avec des
chaloupes et des cris de colère. Les femmes occidentales porteraient la robe “Toube” et leurs hommes
arboreraient nos galabiyas. Peut-être qu’avec des vêtements comme ça, colorés comme le ciel, on va
m’apercevoir.
Un appel à la prière s’élève. C’est un homme qui crie, car Dieu est sourd. Les habitants d’El-Fasher
prient parfois ; parfois, non. Ça dépend de l’heure, des bombardements et de l’herbe sans goût que
l’on mange. Et si on avait chez nous une grande mosquée du Dôme, comme les Palestiniens ? Et si le
prophète Mahomet était passé par chez nous, au lieu d’aller là-bas en Palestine sur son cheval ailé ? Et
si Moïse avait traversé le Nil et pas la mer Rouge ? Hein ?
Ah, si les prophètes étaient venus d’abord chez nous !
C’est peut-être l’herbe de ce matin, j’ai des idées trop violentes pour mes os. Je suis secoué. Dans une
heure, le ciel va brûler sa belle robe. Les bijoux d’or seront cachés. On ne peut pas quitter El-Fasher,
sauf mort. Je reste assis. Durra, ma sœur, a été souillée par les “autres” il y a trois ans. Elle n’a plus où
aller. Ses ennemis se trouvent désormais dans son ventre. Si elle reste éveillée, elle les voit. Si elle
dort, elle les revoit. Elle se tait. Personne ne parle. C’est comme oublier, sauf que c’est là, sur son
visage ; elle a honte et son ventre gonfle comme une tombe.
Mais, puisqu’on mange tous de l’herbe des animaux d’élevage, on l’oublie un peu. Alors, elle s’efface.
Parfois, je la vois regarder vers les murs d’El-Fasher ; comme pour aller mourir et tuer son gros
ventre ; ou surveiller les bombes pour se mettre pile en dessous, je crois. Elle a peut-être l’odeur des
violeurs. Seule la mort peut l’en débarrasser. Ce n’est rien ; ce sont les idées de la mauvaise herbe.
Je suis transparent comme une vitre cassée ; sur le bout du journal, on raconte qu’il y a des morts à
Gaza, des cris, de la famine et des manifestations dans le monde. Qui va manifester pour une vitre
brisée comme moi ? Leurs morts à eux sont comptabilisés. Les miens, non ; c’est inutile. C’est le même
mort qui se répète. Ah, si les prophètes étaient venus d’abord chez nous ! Si seulement les Juifs, les
Arabes, les chevaux ailés du Coran, les versets à triple sens, les rois d’antan, les buissons de feu et les
croix et les croissants étaient venus chez nous se chamailler comme des fers forgés !
On ne serait ni noirs ni transparents comme la vitre. Ici aussi, on a un mur. Ça fait un an que les FSR le
construisent autour d’El-Fasher. Et le Nil ? Moïse y avait été déposé, mais j’imagine que son berceau
ne pouvait que descendre le fleuve, pas le remonter. C’est la faute du Nil ? Peut-être.
J’ai tout lu. Si j’étais palestinien, j’aurais eu un cadavre au moins. Des flottilles. Des journalistes. Des
pages partout dans le monde. Les blonds auraient porté nos tenues. Manger notre herbe en nous
souriant. Je serais au moins noir, gris, tiède, phosphorescent la nuit. Au minimum. Mais ce n’est pas le
cas.
J’ai jeté le journal. Le vent l’a repris et s’est éloigné avec lui et ses morts et ses photos. Le ciel apparaît
nu, car il rejoue sa naissance. Dans une demi-heure, ils vont bombarder un peu. C’est comme des
voisins qui se signalent. Certains vont mourir ; des femmes vont surveiller les murs qui avancent. Les
enfants ont le même âge que les vieux depuis un an ; on mangera l’herbe. Et après l’herbe ? On ira
frapper à la porte de Dieu, il possède un paradis qui ne sert à rien et qui est vide.
Le Nil nous a arnaqués.
À découvrirLe Kangourou du jourRépondre
Si son eau bleue avait remonté à contre-courant, on
aurait été palestiniens. Certes morts, certes dans la faim, mais au moins avec des images et des cris et
un film et des chaloupes et des gens qui portent nos habits. Le Soudan aurait été partout dans le
monde. Là, il n’est nulle part. Je crois que j’ai avalé surtout une herbe malsaine. Je suis devenu encore
plus inconnu à mes propres yeux.
Le Nil aurait dû couler dans l’autre sens. »
Une chronique signée Kamel Daoud La chronique de Kamel Daoud
0 Comments