Le journal de Sylvain Tesson : porter haut l’étoile
Le journal de Sylvain Tesson : porter haut l’étoile
Dans son journal du mois, l’écrivain voyageur évoque son attachement à Israël et s’inquiète du retournement des consciences qui transforme l’État hébreu, victime sanglante, en coupable.
L’esprit des lieux
On porte en soi des lieux. Ou du moins un peu de l’esprit qui en émane. Qu’est-ce que l’esprit d’un lieu ? La somme de son influence historique et de son rayonnement poétique, de sa signification et de son paysage, mêlée de nos souvenirs, de nos rencontres et de nos dilections. Et cette alchimie parfaitement confuse et souvent inconsciente (j’ai parlé dans ces colonnes des « rivières souterraines » qui me liaient presque charnellement à l’Arménie) finit par composer dans le cœur de l’être une géographie intérieure glissée silencieusement en dessous du plan de la géographie réelle (la terre et les morts) dont il procède. En d’autres termes, de même qu’on se sent nostalgique des temps que l’on n’a pas connus, on peut se sentir le fils des terres d’où l’on ne vient pas. On est de quelque part, et on se sent d’ailleurs.
Bref, Israël n’est pas réductible à un ruban de terre bonifiée par l’effort sioniste entre la Méditerranée et le Jourdain, c’est l’aleph qui scintille au cœur des Occidentaux, l’incommensurable et magnifiquement disproportionnée (au regard de ses effectifs) contribution du peuple juif à l’aventure humaine. En face, le Hamas, hydre de la haine et de la certitude – je suis trop ignorant en matière théologique pour savoir si son islamisme actif est une version dévoyée ou archilitérale de l’Islam.
Israël, terre arable
Yves Lacoste était un maître d’énergie et de vivacité intellectuelle. Géographe, il avait revivifié les études de géopolitique en France, fondé la revue Hérodote et forgé le concept des représentations sans lequel on ne pouvait comprendre, selon lui, la nature des conflits. Comment les adversaires se considèrent-ils ? À quelle source culturelle, spirituelle, psychique s’abreuve leur discours sur leurs amis et leurs ennemis ? J’avais suivi son séminaire pendant un an à l’université de Paris VIII-Saint-Denis. Il commençait l’étude des conflits par l’observation des cartes et l’achevait par la peinture des représentations. Il cheminait ainsi du sol au sentiment. J’avais réalisé sous sa houlette un mémoire de diplôme d’études approfondies (DEA) dont il m’avait inspiré le sujet : « Contribution à l’étude du problème de l’eau en Israël ». J’étais parti en Israël pendant cinq semaines, en 1996, après les attentats de Dizengoff, fort de sa recommandation. J’avais visité les kibboutz de Beer-Sheva et du Golan, rencontré les officiers qui commandaient les unités de protection des sources et des puits, participé au reboisement d’un versant près de Naplouse avec les volontaires du KKL, côtoyé le patron de Mekorot (la compagnie nationale de distribution de l’eau). Comparant la profusion des jardins aux collines cimentées par le passage des troupeaux, je m’étais souvenu de la formule d’un géographe français du début du XXe siècle, dans le genre chateaubrianesque : « Les Arabes ne sont pas les fils du désert, ils en sont les pères. »
Lacoste m’avait fait travailler sur les cartes d’état-major, celle de la commission Balfour, celles de 1947 et les plus récentes que voulait bien divulguer l’administration israélienne. Et nous nous étions rendu compte que l’emplacement des kibboutz, dont nombre de Palestiniens, d’Arabes et d’hommes politiques français contestent la légitimité, correspondait dans une importante proportion aux zones infectées par le paludisme au début du XXe siècle. Ces marécages à moustiques étaient vides d’hommes. Le sionisme avait fait baisser la fièvre malarienne et permis à l’homme de vivre en jardinier après avoir créé le jardin.
Les territoires bonifiés par l’énergie de quelques braves sont présentés aujourd’hui comme des édens spoliés par les Juifs. La terre « occupée » a été d’abord drainée, asséchée, labourée, irriguée, fertilisée. Toute récolte vient d’une semence. Les kibboutzim cultivent une terre qu’ils ont fait naître.
Il y a le droit du sol. On peut le réclamer. Il y a l’invention du sol. Plus difficile à réaliser. Devant les terres insalubres, deux solutions. La voie israélienne consiste à fructifier la lande ; la voie antisioniste, à revendiquer le jardin.
Cessez-le-feu
Elle est étrange cette créature nommée « l’opinion mondiale » ! Elle change d’opinion, l’opinion, aussi vite que l’algorithme fournit le foin. Le réseau social oriente son rayon, l’opinion le suit du regard. Hier, comme un seul homme, « l’opinion mondiale » répétait : « Tous derrière Israël. » Les tueurs très licites du Hamas, ivres de sang infidèle, excités de littéralité coranique et de frustration sexuelle, héritiers de l’immémoriale technique du rezzou, devaient être rayés de la carte ! Voilà ce qu’on entendait.
Bien entendu, quelques voix discordaient : en France, par exemple, des politiciens habiles avaient fait les calculs. Algébriquement (mot arabe), ils avaient raison. Les nouvelles générations de l’immigration arabo-musulmane, parfois parfaitement intégrée et parfois parfaitement hostile, formeront demain un socle de population majoritaire. Nul ne peut reprocher à la statistique d’être ce qu’elle est : froide. Le monde change, les peuples aussi puisqu’ils circulent. Électoralement, il n’est pas inutile de prendre en considération cette donnée comptable. En termes d’épicerie, Mélenchon est fin. Pourtant, malgré ses petites arithmétiques, le lendemain des pogroms perpétrés par des brutes aussi immondes que la bête de Brecht, une majorité d’âmes soutenait Israël.
Un mois plus tard, changement de discours. La grande malaxeuse cybernétique mondiale a produit d’autres images. La « vache bariolée »(Nietzsche appelle ainsi la masse de ses frères humains dans Zarathoustra) a ruminé d’autres pensées, avalé d’autres récits, digéré la prime émotion, senti naître de nouvelles indignations, écouté de nouvelles clameurs. Dans le monde transformé en caisse de résonance, la vérité d’une cause se mesure au bruit qu’elle produit. Variation brutale du sentiment. Nouveau « ressenti » en infra-cyberlangage. À présent, il faut retenir le bras d’Israël. Et que Netanyahou baisse d’un ton. Et que Tsahal se modère. Et qu’on sonne le « cessez-le-feu ». Et voilà que, par un retournement aberrant des consciences, Israël, victime sanglante, est en passe de devenir le coupable. Haro sur le rabbin ! « Faites sortir l’accusé », entend-on à Gaza.
Mais cela fait des milliers d’années que les Juifs essaient de cesser le feu, allumé contre eux par l’immense, la mystérieuse, l’immémoriale et universelle, la maudite haine du Juif, ce brasier qui couve dans certaines douves de l’âme humaine.
Un de ces foyers du mal a été localisé géographiquement. Cesser le feu en l’éteignant, c’est précisément ce qu’Israël tente de faire.
Le plaisir dans le mal
Dans Gargantua (translation de Myriam Marrache-Gouraud), lire « La harangue faite par Gallet à Picrochole » à la lumière du massacre des innocents du 7 octobre. Rabelais décrit le raid furieux (pillages et tueries) du roi Picrochole dans le royaume de Grandgousier. On croirait la description des atrocités islamistes, ce raffinement dégénéré dans l’immonde, cette jouissance à infliger la torture en y mêlant le nom de son Dieu : « La chose est tellement hors des limites de la raison, tellement opposée au bon sens, qu’à peine peut-elle être conçue par l’entendement humain, et elle restera incroyable parmi les étrangers, jusqu’à ce que les effets assurés et attestés leur donnent à comprendre que rien n’est ni saint, ni sacré à ceux qui se sont affranchis de Dieu et de la raison pour suivre leurs égarements pervertis. »
Défense de Guillaume Meurice
N’écoutons pas le saint Coran ni nos mauvais sentiments. Ne lapidons pas les pécheurs. Surtout quand ils sont à terre. Quiconque a le privilège d’être un plaisantin administratif, appointé mensuellement par l’État (bouffon du roi en langage d’Ancien Régime), a légitimement le droit de vouloir conserver sa position, le confort de sa situation, son pouvoir de sarcasme, la régularité de ses émoluments. Pourquoi Guillaume se serait-il mis en danger physique en décochant ses astuces contre les musulmans ? Se moquer de la position du mahométan sur son tapis de prière ? Parler des frasques du Prophète et de la violence coranique ? Il aurait risqué de se faire molester ! Quand on a un petit capital à préserver, il faut prendre ses précautions. Pourquoi reprocherait-on à un actif de protéger ses intérêts ? Il n’y a pas de honte à se montrer prudent. L’avantage en France, avec les Juifs : on ne risque pas de coups et blessures corporelles. Personne n’a jamais rafalé de journalistes en déclamant la Torah. Guillaume, continue ! les Juifs, pour la poilade, c’est tout confort, la vie de ma mère !
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