Les racines du complotisme – entretien avec Rudy Reichstadt, fondateur et directeur de Conspiracy Watch
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Rudy Reichstadt, en quoi consiste l’action de Conspiracy Watch ?
C’est un service de presse en ligne spécialisé, consacré à l’analyse critique du conspirationnisme, des théories du complot mais aussi du négationnisme. Ce site, créé il y a plus de treize ans maintenant, avait pour objectif à la fois de proposer au plus large public des ressources critiques sur le phénomène complotiste mais aussi de faire connaître les nombreux travaux qui existaient déjà sur le sujet, en croisant les éclairages de l’histoire, de la philosophie, de la sociologie ou encore de la psychologie sociale.
Qu’est-ce exactement que le complotisme et quels en sont les ressorts psychologiques ?
Il y a autant de définitions que d’auteurs, toutefois la définition la plus synthétique à laquelle j’ai pu parvenir, c’est qu’il s’agit d’une attitude consistant à attribuer abusivement l’origine d’un événement, d’un phénomène ou d’un fait à l’action d’un petit groupe d’individus agissant dans son intérêt et au détriment des autres.
Une théorie du complot repose ainsi sur trois critères cumulatifs :
– C’est toujours une accusation et une accusation de complot, donc d’un acte particulièrement répréhensible, empreint d’une certaine gravité ;
– C’est une accusation qui n’est jamais définitivement prouvée, c’est-à-dire qui se soustrait aux modalités traditionnelles d’administration de la preuve ;
– C’est enfin une explication inutile dans le sens où quand on la met en concurrence avec d’autres schémas explicatifs, la théorie du complot se révèle toujours moins plausible.
En d’autres termes, une théorie du complot est une mauvaise théorie !
Quant aux ressorts psychologiques qui facilitent l’adhésion aux théories du complot, ils sont nombreux. On peut surtout en retenir deux :
D’abord, il y a ce que la psychosociologie appelle le besoin d’unicité, qui est tout simplement le besoin narcissique de se sentir unique, de se distinguer des autres car le complotisme vous met en situation de « sachant », vous renvoyant une image flatteuse, presque héroïque de vous-même. Les complotistes se perçoivent comme des personnes qui voient plus loin que les autres, qui ont « compris le dessous des cartes ».
L’autre ressort psychologique à retenir, me semble-t-il, tient à la fonction consolatrice de la théorie du complot. Celle-ci peut constituer une manière de résorber une dissonance cognitive trop violente : lorsque la réalité vient percuter frontalement vos convictions, vous êtes placé face à l’alternative suivante : soit changer de vision du monde et garder les pieds sur terre, soit faire un saut hors du réel, dans la fiction, et notamment dans la fiction complotiste. Le problème avec cette seconde solution, c’est que le réel, lui, ne cesse pas d’exister et qu’il se rappellera à vous tôt ou tard…
Assiste-t-on à un développement plus marqué du complotisme aujourd’hui ?
L’influence de l’imaginaire complotiste dans la société paraît plus grande, oui. Pourquoi ? Probablement parce que nous avons basculé dans une configuration technico-médiatique qui donne une chance historique au conspirationnisme et dont on commence seulement à prendre la mesure.
Les théories du complot ne sont jamais de simples petites histoires rigolotes. Elles peuvent avoir des conséquences graves, notamment sur notre capacité à continuer à vivre en démocratie. C’est la raison pour laquelle nous devons collectivement cesser d’être indulgents ou complaisants avec le complotisme. Il constitue une menace mortelle pour la démocratie, d’autant que ses idées imprègnent largement l’imaginaire politique des jeunes, qui ont grandi avec les réseaux sociaux et qui ont été exposés massivement à des contenus de ce genre. Il n’y a pas de raison que ces idées refluent de manière significative à l’avenir. De plus, par simple remplacement générationnel, on vivra dans dix ou vingt ans dans une société où ces idées seront, mécaniquement, plus influentes qu’aujourd’hui.
Pouvez-vous nous dire un mot du négationnisme ?
Je dirais que le négationnisme est une théorie du complot presque « chimiquement pure ». La « phrase de 60 mots » de Faurisson, qui résume parfaitement la doctrine négationniste, n’est rien d’autre qu’une théorie du complot. La voici : « Les prétendues chambres à gaz hitlériennes et le prétendu génocide des Juifs forment un seul et même mensonge historique, qui a permis une gigantesque escroquerie politico-financière dont les principaux bénéficiaires sont l’État d’Israël et le sionisme international et dont les principales victimes sont le peuple allemand […] et le peuple palestinien tout entier. »
Bien sûr, la mouvance négationniste est groupusculaire et ses idées sont très résiduelles dans l’opinion. Ainsi, seuls 2% des Français estiment que la gravité du génocide des Juifs par les nazis a été largement exagérée. Chez les moins de 25 ans, toutefois, ce pourcentage monte à 8%. La lutte contre la progression de ces idées et pour l’histoire (on sait qu’il y a un lien inversement proportionnel entre la connaissance historique de ces événements et le négationnisme) est donc un enjeu d’avenir. Surtout à un moment où nous assistons à la disparition des derniers rescapés de la Shoah.
On pourrait imaginer que le complotisme n’affecte que des esprits crédules désireux d’explications simplistes. Des discours qualifiés de « complotistes » sont pourtant relayés par des universitaires ou des politiques d’un haut niveau intellectuel… On sait que le diplôme et le niveau de vie sont corrélés à une moindre adhésion conspirationniste. Mais attention : ces facteurs ne valent jamais immunisation. On peut très bien être diplômé et adhérer à des théories du complot, en produire et en répandre. Voir des savants ou des intellectuels se compromettre avec des théories du complot n’a rien d’inédit ni de surprenant. L’histoire du XXe siècle est aussi l’histoire d’une trahison répétée des intellectuels à leur mission et à leurs valeurs, l’histoire de compromissions, voire de collaborations actives avec les totalitarismes. À cela, il faut ajouter la fameuse « maladie du Nobel ». C’est un phénomène bien connu : plusieurs lauréats du prix Nobel, accédant soudainement à une notoriété dont ils n’auraient pu rêver, envisagent le Nobel non comme une responsabilité supplémentaire mais au contraire comme une sorte de « totem d’immunité », une permission de dire n’importe quoi.
Durant la crise sanitaire, a-t-on assisté à des expressions inédites de ce que vous appelez la « fièvre complotiste » ?
La crise sanitaire a en effet été féconde en matière de théories du complot sans que cela soit étonnant. Historiquement, ces périodes se prêtent particulièrement au développement de ces croyances, comme ce fut le cas lors de la peste noire par exemple.
La crise du coronavirus marque néanmoins un tournant. C’est un moment dystopique qui nous a comme fait basculer dans une autre réalité que personne ne pouvait vraiment imaginer. Ceci occasionne un développement plus rapide de l’imaginaire complotiste. Le mouvement complotiste QAnon qui est à l’origine un phénomène purement américain s’est mondialisé en 2020 à la faveur de la pandémie. Cette thématique a traversé l’Atlantique, ce qui montre que nous avons franchi un cap.
Avec le confinement, les gens ont été plus connectés et donc plus disponibles aux théories du complot au cours de l’année passée, mais leur anxiété face à la maladie a aussi joué. En effet, les théories du complot permettent de se rassurer. Le fait de désigner un bouc émissaire, d’identifier et de circonscrire la menace ainsi désignée permet de se donner l’illusion de dominer la situation, de reprendre le contrôle sur le cours des choses. Et puis, comme toute croyance, la théorie du complot permet de s’accrocher à une réponse, fût-elle fausse. Il ne faut pas sous-estimer la charge mentale que représente le fait de vivre dans une situation permanente d’incertitude : incertitude sur l’origine du virus, sur l’issue de cette crise, sur sa santé ou celle de ses proches, sur l’existence d’un traitement efficace ou la possibilité de mettre au point un vaccin, etc. Indéniablement, le complotisme nous libère de cette charge mentale. Mais il le fait au prix de notre lucidité.
Les théories du complot finissent par affecter chacun. Quelles clés de lecture pouvez-vous nous donner pour démêler le vrai du faux ?
Je crois qu’il est important d’observer un certain nombre de principes de bonne hygiène intellectuelle. Pour être bien informés, il faut le vouloir. Cela suppose de consentir un effort intellectuel, de prendre son temps et parfois également de consentir un effort financier car informer a un coût. Produire des informations de qualité, cela nécessite des investissements considérables. Mais comme l’essentiel est accessible gratuitement avec une simple connexion Internet, nous voyons de moins en moins de raisons de nous abonner à des médias payants. Ce sont pourtant ces médias professionnels qui font l’essentiel du travail et qui produisent des contenus à très forte valeur ajoutée.
On ne peut pas non plus s’arrêter à l’idée qu’il suffirait de s’abreuver de sources fiables et s’y fier aveuglement, car même les meilleures sources peuvent commettre des erreurs ou refléter des biais idéologiques. Il faut en finir avec ce rapport religieux à la connaissance ou à l’information. Il convient bien sûr de faire la distinction entre les médias fiables et les médias douteux, mais cela n’est pas suffisant.
À chacun de nous de mettre en œuvre un certain nombre de règles simples. Par exemple, celle de ne pas partager un contenu sans l’avoir ouvert (deux tiers des contenus partagés sur les réseaux sociaux n’ont pas été ouverts et ont été partagés sur la seule foi de leur titre).
Je plaide pour une éthique de la responsabilité. Chacun de nous doit se sentir responsable de ce qu’il exprime et de ce qu’il fait circuler publiquement, qu’il le fasse sous son identité ou sous pseudo.
Historiquement, les Juifs ont toujours été désignés comme faisant partie des grands complots. Est-ce encore le cas aujourd’hui ?
Il y a des affinités électives entre antisémitisme et complotisme, même s’il n’y a pas un lien automatique entre les deux. Les Juifs sont de bons candidats à la cristallisation complotiste et reviennent dans l’histoire comme des cibles privilégiées. Je vois trois raisons à cela.
Tout d’abord la condition historique du peuple juif : vivre en diaspora, c’est être une minorité parmi d’autres minorités dans presque tous les pays du monde. Autrement dit, c’est être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. De ce fait, au cours des siècles, les Juifs, subissant un destin qu’ils n’avaient pas choisi, ont plus facilement que d’autres peuples prêté le flanc à l’accusation de « complot international ».
Ensuite, les Juifs ne sont pas vraiment reconnaissables. Il n’y a pas vraiment de type physique juif. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on a marqué les Juifs en les contraignant à porter des signes distinctifs : l’étoile jaune sous les nazis, la rouelle au Moyen Âge. L’antisémitisme racialiste a essayé d’inventer un type physique juif mais on sait que cela n’existe pas vraiment puisque les Juifs sont un peuple extrêmement hétérogène. Cette indétermination suscite la peur de l’antisémite. Il y a un mot célèbre de Drumont, l’auteur de La France juive : « le Juif dangereux, c’est le Juif vague ». Là encore, la figure du Juif est d’autant plus menaçante qu’il est invisible, qu’il peut se fondre dans la masse, devenir indétectable.
Troisièmement, je crois que la faiblesse objective des Juifs aggrave les persécutions dont ils sont victimes. Il y a un mot de Nietzsche que je trouve lumineux pour éclairer notre propos : « La faiblesse excite la haine. » Les Juifs sont aujourd’hui encore un peu moins nombreux dans le monde qu’ils ne l’étaient à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Ce que je veux dire, c’est que si les Juifs suscitent une haine aussi inextinguible, s’ils continuent à être accusés des pires maux de l’humanité, c’est aussi parce que le persécuteur antisémite s’attend à être impuni.
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